Pas pleurer, Lydie Salvayre (1)

Polly avait aimé ce livre, et, sans doute pour ne pas m’influencer, elle m’en avait dit très peu, juste assez pour m’inciter à une lecture que je n’ai à aucun moment regrettée.

Contrairement à ce qui s’est passé pour le livre de Michel H., je n’ai ressenti aucun malaise, aucune envie de refermer le livre sans l’avoir terminé.

J’ai seulement ajouté une troisième voix à ce dialogue incroyable : la mienne.

J’étais un peu comme l’auteur, écoutant des souvenirs dont je ne partageais que l’après…

Lorsque je suis arrivée à Barcelone, en 1964, j’avais près de douze ans. Je suis rentrée en France en septembre 1966, soit plus de deux années plus tard.

Ayant quitté la France en cours d’année scolaire, je la terminais par correspondance, ce qui me permit seulement de rencontrer la poésie contemporaine à travers les écrits publiés dans le petit journal qui accompagnait les cours et sujets de devoirs que nous recevions par la poste.

Ce furent des journées incroyablement riches de lectures… mais pas seulement.

Je commençais à remplir un cahier de poèmes et de récits divers, de citations. Mes “devoirs” en souffraient et je redoublais, à la rentrée suivante, ma classe de cinquième, sans état d’âme et au grand désespoir de Maman qui nous aimait “brillants”.

J’ai adoré les deux années passées au Lycée français de Barcelone, j’y ai découvert une classe cosmopolite dont les deux meilleures élèves étaient italienne et anglaise…

Premières amitiés, ou plutôt, premières vraies camaraderies. Il faudra que je vous raconte, ce sera pour plus tard.

Une partie de nos cours étaient assurés en espagnol… nous ne disions pas “castillan”, car le Caudillo(1) avait imposé à son pays une langue unique. Le catalan était prohibé dans les établissements publics, et je n’en avais eu que quelques aperçus à travers les chants qu’interprétaient les “Tunas(2) étudiantes et que mon frère aîné reprenait souvent.

Al ven”… chantait-il, le visage tourné vers le soleil, vers un avenir qui serait forcément merveilleux, son avenir.

J’ai encore sa voix un peu cassée, en pleine mue, la voix de l’adolescent qu’il resterait longtemps pour moi… Pourtant, j’ai continué à le fréquenter jusqu’à sa mort, plus tard, alors qu’il était jeune père de famille, un époux travailleur, fier d’avoir pu surmonter toutes les difficultés que la vie n’avait pas manqué de disposer sur sa route.

(Merci à ceux qui nous permettent encore aujourd’hui d’écouter ces chants qui remuent tant…)

J’ignore si mon frère cherchait Dieu et la paix. Je ne sais pas s’il avait compris le sens profond des mots qu’il criait presque à quatorze ans…

Mon frère, ses premières amours, et mes premiers secrets.

L’après-midi, la télévision espagnole retransmettait des œuvres qui m’ont laissée des souvenirs intenses. Pièces de théâtre, opéras… ou du moins, pour employer le terme exact, les “zarzuelas”, qui ne sont pas tout à fait nos opérettes.

Trois heures de liberté sur les ondes hispaniques, trois heures pendant lesquelles toutes les langues de la péninsule ibérique montraient à qui le voulaient toute leur richesse.

Trois heures… peut-être n’étaient-elles que deux. Le temps ne comptait pas.

Un jour, j’écoutais Katiuska…. Et elle chante encore en moi, alors que j’écris aujourd’hui:

« Katiuska, Katiuska ¿ qué va ser de ti ? » (3)

Il y a parfois des mots qui comptent, des mélodies qui s’impriment en nous et veillent, sans que l’on sache pourquoi, sur nos plus beaux souvenirs.

Mon Espagne à moi, ce sont ces moments incroyables de pur bonheur, les premiers “compliments” de mes professeurs de Français. Ce sont les seuls – ou presque – dont je connaisse encore les noms, dont je puisse revoir le visage, sans même fermer les yeux. Deux femmes merveilleuses qui surent me dire qu’il fallait me faire confiance, que je devais écrire tout ce que je voulais, que mes “n’importe quoi” ne l’étaient pas tout à fait.

C’était la première fois de ma vie où j’allais en cours avec plaisir. Je découvrais que l’école pouvait être un lieu de plaisir, de découverte, de passion.

Cela n’avait rien à voir avec mes notes. Je n’étais pas bonne élève, ma dysorthographie était un véritable handicap pendant ces années-là.

C’était seulement le plaisir d’échanger avec d’autres, d’entendre toutes ces langues qui envahissaient la cour de récréation et les couloirs.

Et, au milieu de tout, celle qui sonnait à mon oreille comme un instrument de liberté.

Elle devint la langue de mes échanges avec Maman, lorsque plus tard, pensionnaire, j’avais à lui écrire… Nos lettres étaient lues, censurées, comme nos lectures. Mais censurer des écrits en Espagnol sous prétexte qu’ils n’étaient pas compris, ce n’était pas possible. Ça aurait été un aveu d’impuissance, inadmissible !

Je fis de Don Quichotte mon livre de chevet. Les poèmes de Lorca s’inscriraient naturellement dans mes anthologies personnelles. Je complétais peu à peu mes connaissances sur un pays où je me sentais bien.

Pourtant, que savais-je vraiment de son Histoire récente ?

Rien… ou presque.

La Guerre Civile n’était pas au programme de nos cours… Pas plus que la seconde guerre mondiale au même moment en France, je crois.

Je me souviens avoir copié longuement l’histoire de la Reconquête, rêvé sur des images des splendides jardins créés à l’époque de la cohabitation  avec les califes de Cordoue.

Mon “Cid”, avant que d’être corneillien et français fut d’abord le chevalier de Burgos… “Cantar de mío Cid(4), un récit moyenâgeux où il n’avait pas toujours le beau rôle, mais dont les mystères me plaisaient tant.

Mystères… un peu comme lorsque je lisais mon Grand Livre, dans son texte presque original, à peine modifié pour être lisible par les adolescents hispaniques dont je me sentais si proche.

Mystères… comme lors de ma première lecture de Robert Merle… Sa Fortune de France était un vrai bonheur.

Mystères… comme lorsque Madame J.K. Rowling crée le monde de Harry Potter et y entraîne des milliers d’adolescents dans une série incroyable alors que tous se plaignent du peu d’intérêt des enfants pour la lecture…

Oui, un peu comme si, aujourd’hui, j’avais lu le livre de Lydie Salvayre sans connaître la langue de Cervantès.

Polly a raison, et je ne peux qu’approuver, avec ses mots à elle…

« Pas pleurer » est magistral, par le style, le langage, l’Espagne de 36, la relation mère-fille, fille-frère, l’ambiance d’une Espagne rurale et les débats de ces moments, le rôle des femmes, etc. J’ai vraiment adoré et rares sont les romans aujourd’hui dont je peux dire autant de bien. Il est d’une grande richesse, entre narration de la mère de l’auteur et sa propre traduction. (commentaire du 18 avril)

À suivre… demain. 😉

En ce moment, il est dangereux d’évoquer certains souvenirs, repose-toi et rêve. (Katiuska)

Notes

Caudillo : Titre donné au Général Francisco Franco, qui a gouverné l’Espagne de 1936 à 1975.

Tuna ou Estudiantina : Formation musicale, groupe plus ou moins important d’étudiants qui jouent de la musique et chantent dans les ruses, vêtus de costumes traditionnels.

Katiuska es une zarzuela, en deux actes, en prose et vers, musique de Pablo Sorozábal, livret d’Emilio González del Castillo (1882-1940) et Manuel Martí Alonso (m. en 1962). Créée le 27 janvier 1931 au Théâtre Victoria de Barcelone.

Cantar del mío Cid : Première “chanson de geste” de la littérature espagnole, début du XIIe siècle, contemporaine de notre Chanson de Roland.

42 commentaires à propos de “Pas pleurer, Lydie Salvayre (1)”

  1. Je ne savais pas que tu avais vécu en Espagne. Merci de te raconter ainsi. J’ai aussi redoublé ma 5ème et ma 3ème, J’avais honte de me retrouver avec des « plus jeunes » que moi. Mais je n’étais pas la seule de mon âge à redoubler… BON WEEK END !

    • En fait, j’avais seulement perdu mon année d’avance… mais on redoublait beaucoup en ce temps-là, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
      Bon week-end à toi aussi.
      Merci d’avoir pris le temps.

  2. je viens de passer un très agréable moment en ta compagnie 🙂 une bien belle page …de celles qui me plaisent et m’emportent … je dis souvent à Nina que lorsque je lis ses poèmes je sais que je les aime parce que j’entends la musique chanter à mes oreilles…ici aussi une musique m’a accompagné…
    bises et bonne soirée

    • Merci, Églantine.
      Je suis ravie que ça t’ait plu.
      Bises et douce journée à toi.

  3. On redoublait facilement à l’époque… je n’y ai pas échappé, la paresse me paraissait mille fois meilleure que ces devoirs interminables.

    Je suis heureuse, tu vois, que par ce livre tu nous fasses entrer dans ton univers espagnol. Je ne connaissais pas ce chanteur, c’est un bonheur. Et ta joie palpite encore, tes yeux brillent à ces souvenirs intenses.

    Et dans mon commentaire s’est glissée une erreur: relation soeur-frère évidemment, pas fille-frère.
    C’est quand même une ambiguïté qui n’est pas innocente à la lecture de cette autobiographie.

    Je t’embrasse très fort.

    • Sourire… tu vois, j’étais tellement dans la relation fille de la mère et frère de cette fille que je n’ai pas relevé…
      Mais je suis d’accord avec toi, c’est ambigu. 🙂

      J’ai vraiment aimé ce livre et ce qu’il m’a apporté.
      Merci, Polly. Je t’embrasse très fort.

      (Ce billet était programmé pour le jour d’après, j’ai avancé sa parution pour couper court à la polémique. Quelques pages sont encore programmées et après je serai en pause le temps des vacances des petites ici. Ensuite, nous verrons bien.)

    • Merci à toi d’avoir pris le temps.
      Bonne et douce journée Claudine.
      Bises.

  4. Ce n’est jamais banal de passer une partie de sa vie dans un pays étranger. J’aime quand tu retraces ainsi ton histoire, évoquée par un livre, qui est toujours un bon support.

    • Je suis contente que ça te plaise.
      Merci, Ava.

  5. Bonne soirée, et tu sais moi aussi j’ai redoublé la 5 ième !! rires !!!!

    Bisous, MIAOU !!!!

    • Nous allons créer l’association des redoublantes… chouette ! 🙂
      Bisous et douce journée Mistigris.

  6. J’ai noté le titre, merci Quichottine
    Et merci de nous raconter ces deux années à Barcelone,  » je devais écrire tout ce que je voulais » belle idée de les avoir écoutées ! toujours du plaisir à te lire !
    Je t’embrasse, belle soirée Quichottine

    • Merci, c’est tout gentil.
      Je t’embrasse. Passe une douce journée.

  7. Quelques temps en Espagne t’ont marquée… comme ces enfants d’ambassadeur ou de militaires etc… vivre ailleurs est enrichissant et parfois aussi difficile, merci Quichottine, 😉 bonne soirée, à bientôt, bises de JB

    • C’est toujours difficile… je crois.
      Merci à toi, jill. Bises et douce journée.

  8. Je savais que tu parlais très bien espagnol mais je ne savais pas que tu avais vécu en Espagne. La lecture de ce billet m’a beaucoup émue.
    Quant au livre de Lydie Salvayre, je ne le lirai pas car je ne connais pas du tout l’espagnol et n’ait aucune culture hispanique et d’après un commentaire que j’ai lu sur ton précédent billet et ce que tu en dis aujourd’hui, il vaut mieux connaître l’espagnol pour le lire.
    Bises

    • Non, pas forcément. On le lit alors différemment… Mais l’article suivant, déjà programmé, en même temps que celui-ci, t’apportera l’éclairage qui manquait ici.
      Bises et douce journée Martine. Merci pour tout.

  9. Ah j’ignorais que tu étais en Espagne et bien voilà c’est choses faîtes; Que de similitude enfin moi aussi j’ai redoublé ma cinquième, suite à une très grave maladie, mais là n’est pas le propos, c’est juste l’effet que cela fait quand on redouble…Mais je devais déjà rêver, mais le rêve dans l’école ou j’étais ne devait pas intéresser mes professeurs…

    En une page je sais sur toi de biens belles choses, comme quoi un livre peut permettre d’aller plus loin que le livre car cela t’a inspiré..Je viendrais lire la suite.

    Belle soirée

    EvaJoe

    • Merci.
      J’espère que ta très grave maladie ne t’a pas laissé de séquelles et que tout va bien pour toi aujourd’hui.
      Passe une douce journée EvaJoe.
      Merci pour ce partage.

  10. il faudra bien que je finisse par le lire ! ma pile ne diminue pas vite ! une sombre histoire que celle de l’Espagne dans ces années-là ! bises et belle fin de semaine

    • Ma pile ne cesse d’augmenter.
      Je vais pauser un peu… 😉
      Beau dimanche, Jeanne.

    • Merci, Solange. Je suis contente qu’elle te plaise.

  11. J’ai beaucoup aimé moi aussi le livre de Lydie Salvayre.
    Ton Espagne n’est pas tout à fait la sienne, mais comme la sienne elle est authentique, et pleine de révélations essentielles.

    • Chacun a sa propre histoire, sa propre vision des choses… c’est important de pouvoir communiquer.
      Merci, Carole.
      Passe une douce journée.

  12. J’ai lu l’autre article avant celui-ci … Pas grave …
    J’aime ta façon de raconter ton enfance hispanique.
    J’adorais l’espagnol, au lycée (souvent première) et je suis allée en Espagne dès que j’ai pu, grâce à ma prof que j’adorais.
    Les poèmes de FGL, les histoires de llagartos …
    Que de bons souvenirs !
    Re- bonne journée et des bisouXXX

  13. On découvre ici un peu plus de toi 🙂 merci bises

  14. J’aime te lire et ce récit , écrit avec émotion, vérité et humour m’a profondément touchée .J’ai vécu un parcours un peu semblable . Tu me donnes envie de lire ce livre .
    C’est merveilleux de communiquer ainsi , merci Quichottine
    Beau dimanche , bisous.

  15. Ton séjour espagnol t’a laissé de beaux souvenirs . C’est merveilleux. Tu y étais à l’âge de l’adolescence dans une période sombre de l’histoire de ce pays. La mémoire embellit aussi les beaux souvenirs.
    Cette chanson est très belle ; je vais demander à ma belle-soeur si elle la connaît.
    (Mes beaux-parents avaient fui le franquisme )
    Je crois bien avoir vu ce livre à la bibliothèque . Je vais essayer de le trouver ; Bises

  16. Retrouver un écho de son enfance est un petit bonheur qui se déguste comme une madeleine 🙂
    GROS BISOUS et douce journée ma Quichottine.

  17. je lirai ce livre … et avec elle, je sais que l’échange sera authentique.
    Et merci pour ce bout d’histoire qui fut le tien – que le monde de la blogosphère est riche. Avec vous je m’enrichis chaque jour …
    je suis passée de 5ème au certificat d’études (c’était une classe de rattrapage et la religieuse était d’une efficacité redoutable ; elle utilisait ce qu’on appelle maintenant la méthode éléphant (la répétition) et le jeu ..)
    bises Quichottine et merci pour ta visite

  18. C’est formidable comme cette lecture a provoqué ce voyage dans le temps. Merci de partager avec nous ces moments de ta jeunesse. Le passé est derrière nous mais ses résurgences font parfois plaisir, parfois rendent nostalgiques, mais tes lectures gardent toute leur fraîcheur et restent inaltérables. Formidable, tu as eu très tôt le virus des livres… Gros bisous et belle soirée à toi.

  19. Tu as eu une vie riche Quichottine et toujours encore. Tu fais partie de ces personnes qui ont… UNE VIE, tout simplement et je me comprends…et par cette expression, c’est la richesse que je mets en avant bien sûr… chacun d’entre nous est riche de quelque chose mais ce que je lis de toi me semble si grand. Une grande âme, comme on en rencontre peu dans une vie…et je n’exagère pas.
    Pense à toi aussi…mais je suis sûre que tes proches pensent à ta place… Bonne journée

  20. Je n’ai pas lu ce livre mais j’en ai entendu parler. 5ème : année difficile pour moi dans un lycée de filles. Je n’avais pas 11 ans à la rentrée, alors que la plus vieille dans la classe avait 16 ans. J’étais bonne élève mais en complet décalage avec les autres… Bisous

  21. De Lorca j’aime aussi bien entendu les poèmes mais surtout j’aime son théâtre qui me parle d’une Espagne rude et passionnée.

  22. Oserais je d que cet article là, je l’avais lu en diagonale…j’y suis evenue pour voir où tu en etais dans tes commentaires…. je comprends que tu aies aimé ce live, comme je l’ai dit précédemment, ce n’est pas le fond mais la forme qui m’a gêné. Nos enfances nous marquent…parfois, j’ai l’impression qu’il me manque des souvenirs… que jaimerai rattraper. Pourquoi certaines parties de nos vies restent en floue?
    J’ai aussi…! Redoublé ma 5eme…. si cela m’a deplu sur le coup, après je me suis retrouvée dans une classe où j’étais bien…. même si… je te dirai la suite un jour de vive voix…
    Je continue mes cours d’espagnol mais c’est laborieux car je ne suis pas toujours là. .. as tu reçu ma pequeña carta?
    Besos amiga

  23. Zut…il manque des mots… suis pas sur l ordi. … désolée