Je n’aime pas cuisiner, j’ignore si j’ai aimé un jour.
Pourtant, pendant tes « vacances » ici, je passe du temps en cuisine, beaucoup.
C’est comme si j’essayais de te faire réagir, si possible en bien.
Pour toi, je cherche dans mes livres, ceux que j’ai accumulés depuis des années, ce que l’on m’a offerts, ceux que j’ai achetés à un moment où il me paraissait évident de faire des efforts.
Vous n’avez jamais eu envie de laisser à d’autres le soin de préparer vos repas, d’en faire des moments de joie intense, des moments de plaisir ?
Quand tu es là, il n’y a personne d’autre que moi pour cela. Je m’occupe de l’intendance parce que c’est le rôle que j’ai choisi pour moi dans ta vie d’aujourd’hui.
Je note ce que tu n’aimes pas, ce que tu aimes aussi, même si je sais déjà que rien n’est acquis…
Mais j’essaie, pour ne pas abandonner tout à fait. Pour ne pas me résigner.
Je me souviens de chaque instant depuis cette première tétée dont tu n’as pas voulu.
On m’avait dit que tu ne savais pas.
Moi, je crois aujourd’hui que c’était ta façon de m’obliger à faire pour toi ce que je n’avais fait pour aucun autre : tirer mon lait, le donner à ceux qui te nourrissaient.
Eux… ils disaient que c’était important.
C’est vrai. J’avais allaité mes autres bébés… sans même me demander si je voulais ou pas. C’était « naturel », évident.
Toi, tu as eu bien plus. Tu as eu mes larmes. Celles que j’ai versées pendant ces longues journées où je me suis passée de toi, où je me demandais si tu vivrais.
Eux… ils disaient que tu étais prématurée…
Je souhaite à tous les prématurés du monde d’être d’aussi jolis bébés que toi. Ta taille et ton poids étaient ceux d’un enfant à terme.
Eux… ils disaient que tout était « normal » et que tu avais seulement besoin de temps.
Eux… ils t’ont mise dans mes bras pour que je sente ta chaleur, pour que j’entende ton sang battre dans tes veines.
Ce sang, c’était aussi le mien.
Et puis… jour après jour, je t’ai nourrie par biberon interposé, je t’ai nourrie sans connaître la joie de te serrer contre moi.
Eux… ils ont fini par m’avouer ce qui arrivait… Une chose après l’autre.
J’ai pris le chemin que je devais prendre, un pas après l’autre aussi. Il était impossible de revenir en arrière.
Je voyais chaque jour des portes se refermer. Tu étais désormais parmi nous. Un enfant qui n’avait que l’apparence de mes autres enfants. Un enfant qui n’a grandi qu’en taille et en poids jusqu’à ce que tu sois adulte… d’apparence.
Lorsque tu es « en vacances », comme aujourd’hui, je t’observe, j’attends…
J’attends le moindre signe qui me dirait que j’ai tort, que tout est encore possible… que tu seras un jour la jeune femme que tu devrais être.
Je ferme les yeux pour te rêver à défaut de te reconnaître.
Tu es là, oui, c’est bien toi pourtant.
Mais contrairement à d’autres, tu vis ta vie à l’envers et tu retournes la mienne à chaque instant.
Moi… moi j’essaie de retrouver mes premiers émois… ce biscuit aux œufs que tu tenais de la main gauche à défaut de pouvoir le faire de l’autre… ce biscuit que tu mangeais seule…
Eux, ils ont été surpris de te voir faire. Et moi, moi, naïvement, j’ai cru que tu pourrais l’impossible : vivre normalement avec ce tiers de cerveau qui te restait.
« Elle mange seule ? »
Le neurochirurgien n’en croyait pas ses yeux.
Oui, elle mange seule… elle mange seule avec ses doigts parce qu’elle ne voit pas.
Eux, ils ont essayé la cuillère, sans parvenir à te la faire tenir. Ils ont essayé bien des choses… sans aucun succès.
Elle… elle était têtue, elle n’en faisait qu’à sa guise… Chaque « progrès » passait par la nourriture.
Je guettais au fil des jours le prochain cadeau qu’elle me ferait. Tenir son biscuit, sa girafe… découvrir autour d’elle ce qu’elle pouvait toucher et porter à sa bouche…
J’oubliais le temps, la normalité, les statistiques.
Qu’importait si ce n’est qu’à six ans qu’elle réussit à tenir quelques secondes debout le long du mur où on l’avait installée pour manger son biscuit ?
(Une performance jamais plus renouvelée mais qui me convainquit qu’elle pourrait sans doute « plus » si je la laissais partir pour un ailleurs où tous auraient toujours le temps de s’occuper d’elle.)
Je ne voyais que ces petits « plus » qui peu à peu s’effacèrent pour se transformer en grands « moins ».
Qu’importait si « manger » devenait « dévorer » tout ce qui t’entourait, jusqu’à faire de tes propres vêtements de la charpie ?
Tu mangeais seule et sans te faire prier… tu ouvres maintenant la bouche comme un petit oiseau affamé… Tu attends ta becquée.
Eux… quand tu es comme ça, ils te nourrissent par sonde interposée, sans se poser de question.
Jusqu’où vas-tu aller sur ce chemin que tu parcours à l’envers, même si j’essaie, de toutes mes forces, de te retenir au plus haut de tes succès ?
Un jour, tu retrouveras la position fœtale et moi, peut-être, je pourrai faire le deuil de l’enfant que j’aurais aimé que tu sois.
© Quichottine, 3 août 2014
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Un immense merci à tous ceux qui m’ont laissés leurs mots hier.
Ici, vous ne le pourrez pas. Je crois qu’il n’y a rien à dire, juste écouter pour mieux comprendre ce qui est.
Je n’y peux rien, rien du tout… vos mots d’amitiés me touchent énormément.
Mais je sais bien qu’il faut que je passe à autre chose, ce sera fait tout à l’heure.
Je vous embrasse très fort.