Andrée Chedid, Le sixième jour

Ceux qui ont vu le très beau film de Youssef Chahine avec dans les rôles principaux Dalida et Mohsen Moieddine, sorti en 1986 et dont le DVD est encore disponible, ne le savent peut-être pas.

Il s’agissait du dernier rôle de Dalida, décédée peu après, qui avait permis à la chanteuse de retourner dans son pays natal, l’Égypte.

Mais, ce qui est important ici, c’est que le scénario en était tiré d’un roman d’Andrée Chedid, paru en 1960.

Le sixième jour, c’est l’histoire poignante d’une grand-mère qui va se battre, six jours durant, pour sauver son petit-fils atteint du choléra, mais là, bien sûr, je résume… trop !

Une « quatrième de couverture », peut-être ?

« On fait sa vie. II faut vouloir sa vie. La volonté d’aimer, de vivre est un arbre naturel…  »

Pour Hassan, enfant beau et vigoureux il y a peu, aujourd’hui ratatiné comme un pruneau sec et bleu, la vie est un combat depuis que le choléra a posé sur lui son masque cruel.

Dans cette course contre la mort, Saddika est là, grand-mère attentive, qui fait un barrage. Contre ceux qui l’épient, qui se méfient, qui veulent lui prendre l’enfant par peur de la contagion.

Mais la vieille le sait. S’ils l’emportent, elle ne le reverra jamais. Alors il faut tenir. Jusqu’au sixième jour ! Le sixième jour, ou bien on meurt, ou bien on ressuscite..

C’est déjà un peu plus « parlant » pour ceux qui n’auraient ni vu le film, ni lu le livre.

Mais ce n’est pas suffisant.

On peut lire ce livre aujourd’hui comme un roman historique, voir ce qui se passait alors en Égypte, il n’y a pas si longtemps, en 1948.

Ce qu’Andrée Chedid raconte de la vie là-bas, de l’épidémie de choléra, de la peur de la contagion, du manque de moyens humains pour soigner correctement ceux qui tombent malade, de l’acharnement de quelques-uns, ceux qui croient que guérir est encore possible… et cette grand-mère, si faible et forte à la fois, tout cela ne peut que toucher encore aujourd’hui ceux qui la lisent.

Il faut du temps pour que l’histoire se mette en place, le temps d’un voyage, celui que Om Hassan fait dans la nuit pour retrouver les siens, entre Le Caire et Barwat, un village qu’elle a quitté depuis sept ans.

Secouant sa charge de gravats, la carriole cahotait le long de la route agricole. La vieille Om Hassan se tenait assise près du conducteur.

– Je te dépose et je m’en vais tout de suite, grommela celui-ci.

– C’est comme tu voudras.

Les yeux fixés sur l’horizon, elle attendait que son village apparaisse en même temps que l’aube. Plusieurs fois, l’homme avait essayé de la détourner de ce voyage : « Au Caire, tu es tranquille, pourquoi aller là-bas ?… Dans les campagnes, le choléra a eu les dents longues… Ce que tu vas voir là-bas n’est pas un spectacle pour toi. »

– Il faut que j’aille.

La veille, elle avait expliqué son départ à Hassan, son petit-fils, qu’elle quittait pour la première fois :

– Ce sont les miens, petit, j’ai besoin de les voir. J’aurais dû partir depuis longtemps, mais, avant, c’était impossible, il y avait des policiers partout. Maintenant, on peut circuler librement. Je serai absente une journée seulement. Mais il faut que j’aille, tu comprends ?

Il avait fait « oui » de la tête. C’était vrai qu’il comprenait. Il suffisait pour cela de lui parler d’une certaine manière, et qu’il sente qu’on avait besoin d’être compris. « Fils de ma fille morte, fils de mon âme », soupirait-elle en songeant à l’enfant.

– Cela fait combien d’années que tu n’es pas retournée à Barwat ? questionna l’homme.

– Sept ans.

– Sept ans, ce n’est rien. Ce sont ces trois derniers mois qui comptent.

La nuit s’effilochait. La femme reconnut son village au bout du tournant.

– Je me sauve, dit l’homme dès qu’elle eut mis pied à terre.

Le visage tourné vers Barwat, Om Hassan entendit derrière elle le bruit des roues disparaître et mourir.

Les maisons, écrasées sous un amoncellement de branchages et de paille, émergeaient à peine de terre.

Elle fit quelques pas, s’approchant des portes ouvertes. Les intérieurs étaient sombres, vides, remplis d’objets calcinés. De peur qu’aucune voix ne réponde, elle n’osa pas appeler.

La vieille revint ensuite se poster au centre de la ruelle. Quelque chose d’insurmontable l’empêchait d’avancer. Elle se laissa tomber sur le sol, prit un peu de cette terre entre ses mains, y appliqua sa joue, y mêla ses lèvres.

Quelqu’un l’interpella.

– Qu’est-ce que tu viens faire chez nous, Om Hassan ?

Se redressant de toute sa haute taille, elle se dirigea à pas lents vers son neveu, immobile près du bassin. Quand elle fut près de lui, elle posa avec soulagement la main sur son épaule.

– Tu peux repartir, continua Saleh d’une voix butée. Tu arrives trop tard.

– Trop tard ?

– Ici, il n’y a plus que des morts pour t’accueillir.

L’aube cendrait le hameau. Des nuées de moustiques se croisaient au-dessus du bassin recouvert d’une croûte spongieuse et jaunâtre. Des corbeaux volaient bas, on entendait le bruissement de leurs ailes.

– J’ai quitté Le Caire dans la soirée. J’ai voyagé toute la nuit.

– Le Choléra n’est pas pour ceux des villes. Seulement pour nous !

– Je voulais venir depuis longtemps…

– Depuis des années tu n’es plus des nôtres.

– Une moitié de mon cœur est restée avec vous.

Elle ne pouvait s’empêcher de songer à Hassan en regardant son neveu. Saleh portait une calotte de feutre marron sur ses cheveux ras. Elle vit ses pommettes saillantes, ses joues mangées du dedans. Le bas de la tunique indigo était souillé, les jambes couvertes de boue, les pieds nus. Son petit-fils était toujours vêtu d’une robe propre, toujours chaussé de sandales. À l’âge de Saleh, il aurait de l’instruction, un métier en ville.

– Tu es trop loin, tu ne sais rien de nous.

– Non, je ne sais rien Saleh.

– Il y a eu onze morts dans notre famille. Au village, je ne sais plus combien. Mais le pire, c’est l’hôpital ! L’ambulance arrivait, les infirmiers pénétraient de force dans les maisons, bûlaient nos objets, emportaient nos malades.

– Où ça ?

– Ils ne le disent jamais.

« J’ai fini par savoir à quel endroit on avait parqué mon père et mon frère : sous des tentes, en plein désert.

[…]

Andrée Chedid

Le Sixième Jour

Librio n°47, 1999, (pp.9-11)

Nous ne sommes qu’au début de l’horreur… au début aussi de notre découverte d’un monde que nous ignorons. Les mots nous emportent, nous montrent la vie là-bas, cette maladie qui a déjà gagné la ville et que la vieille femme va retrouver alors qu’elle rentre chez elle retrouver son petit-fils.

Ce n’est qu’un jour, avant le premier jour… qu’adviendra-il ensuite, jusqu’au sixième jour annoncé ? Andrée Chedid le raconte, pas à pas, au fil des pages de ce roman.

… C’est un roman, bien sûr…. Bien sûr ?

La romancière cite Platon en épigraphe.

« Écoute… Toi tu penseras que c’est une fable, mais, selon moi c’est un récit. Je te dirai comme une vérité ce que je vais te dire. »

Platon, Gorgias

Un réc
it à lire.

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80 commentaires à propos de “Andrée Chedid, Le sixième jour”

  1. Allo Quichottine, décidément, en Égypte, les histoires avec les six jours,  il y en aurait beaucoup d’autres à raconter, deux mots qui inspirent. Je vais me procurer ce livre parce que je ne l’ai pas vu et comme je préfère les livres aux films… Merci de ce billet touchant. Bonne nuit  Bises

    • Eh oui…!

      Il y aurait sans doute beaucoup à en dire.

      Douce journée à toi, Dame de la Neige. Bisous.

  2. j’ai vu le film qui était magnifique et poignant…

    Je couve ma sinusite en attendant que les antibios fassent leur effet après 15 jours de soins perso et inéfficaces ! Demain j’espère donc un mieux !!!

    Je t’embrasses amie

    • Il faudra un peu de temps si tu as laissé traîner autant !

      Prends bien soin de toi, Marine. Je t’embrasse.

  3. Même si on est fragile, on devient fort pour l’amour d’un enfant

    on est prêt à tout surmonter et tout affronter c’est ce que fait cette grand-mère pour sauver son petit fils.

    Heureusement que la recherche a bien avancé dans ce domaine, on entend encore parler du choléra suite à des catastrophes naturelles, ce qui agrave la situation

    Ah  Dalida mon papa l’aimait bien

    Bisous

    • Le choléra fait encore des ravages…Il sévit là où les hommes sont déjà dans des situations épouvantables.

      J’aimais aussi beaucoup Dalida. Merci pour ce partage, Corinne.

      Bisous et bonne fin de semaine à toi.

    • J’espère que tu trouveras les livres à la bibliothèque. Sinon, je t’en enverrai. Il suffit de me le dire. N’es-tu pas mon papa du Net ?

      Bises et belle journée à vous deux.

    • Moi, je n’ai pas vu le film… seulement des extraits en VO. C’est impressionnant de voir Dalida dans ce rôle.

  4. c’est un livre très fort, très émouvant, un de ceux que l’on n’oublie pas

  5. Terrible maladie ! Roman trop poignant pour moi. C’est sûr que je ne le lirai pas.

    Petit coucou du jour Quichottine avec des bises amicales !

  6. Une réalité peut être encore plus existentielle que « La peste » de Camus écrite vers la même époque, comme quoi les femmes ont une sensibilité qui va certainement plus au fond des choses? moins intellectuelles et plus avec le coeur? On oublie souvent  les scénaristes avec les films Merci Quichottine .

    • Je suis assez d’accord avec cette analyse, Pierre.

      Plus avec le cœur, c’est certain.

      Merci à toi.

  7. Je n’ai ni vu le film, ni lu ce livre, je vais me le procurer… MERCI du partage.

    Je t’embrasse.

  8. oh là là, j’ai plein de retard de lecture chez toi, Quichottine ! Pourtant il ne me semblait pas avoir vu comme cela le temps passer. Curieusement, je connais cette écrivaine à travers ses entretiens sur France Inter ou France culture, moins souvent à la télé où j’y regarde plutôt des fictions, je me rend compte que je n’ai pas lu ses livres. Un manque qu’il me faut réparer. Une grande dame discrète dont le corps a décidé qu’en ce printemps de ses pays elle pouvait quitter à ce moment-là notre planète. Ces jours de ciel bleus, j’espère qu’ils dureront. L’avenir n’est pas écrit …

    • Eh oui…

      La dernière fois, c’était le trois février, et avant le 16 janvier…

      Mais je comprends tout à fait, ne t’en fais pas. Tu n’as pas beaucoup de temps et mes pages sont bien trop longues.

      Merci d’avoir laissé une trace ici. Cela me fait plaisir.

  9. On pleure son âme à voir ce film, et le livre est encore plus terrible.

    Je t’embrasse Quichottine.

  10. C’est par un temps pluvieux, gris et tristounet que je passe te dire bonjour.

    Bon jeudi Quichottine

    Bisous

    • Il est toujours tout aussi tristounet alors que je te réponds…

      Passe une belle fin de semaine, Chris. Bisous.

  11. Oh que c’est intéressant! Je vais essayer de trouver ces livres, tu me donnes le goût de la lire, merci.

    • Merci, Reinette. Qui sait si tu iras au bout de cette envie ?

      Si oui, tu me le diras ?

      Bisous et bonne journée à toi.

  12. Une grande envie de le lire après ton billet…Quel plaisir d’avoir une bibliothécaire d’une telle qualité.

    Je t’embrasse fort.

  13. je me souviens avoir vu un extrait du film ,mais je ne l’ai pas vu en entier. Le passage que tu as mis me donne très envie de le lire ; je crois que je vais le  lire !

     C’est très agréable de découvrir des livres ainsi; merci.

    JE TE SOUHAITE  une bonne soirée; bisous

    • Je ne l’ai pas non plus vu en entier… mais je l’ai lu, et c’est un très beau livre.

      Passe une belle fin de semaine, Fanfan. Bisous.

  14. Et voilà, il fait partie de mes achats d’hier ( je les reçois déjà demain)

    Gros bisous, amitiés, Flo

  15. J’ai vu le film, et je préfère rester sur ses images. Je lirai autre chose, il y en a tant.

    • N’ayant pas vu le film en entier, j’ignore si tu serais déçue du livre…

      Mais tu as raison, il y a beaucoup d’autres choses à lire.

  16. Un livre extraordinaire , tellement vrai dans tous ses états d’âme . Une réalité poignante.Je n’ai pas vu le film ,  vaut-il la peine de l’acheter ? Est-il aussi réaliste que le livre? Bonne soirée, bises Quichottine

  17. Je n’ai pas vu le nilm ni lu le livre. Ce passage donne vraiment envie de lire la suite. J’aime l’écriture de Mme CHEDID courte, sans fioriture mais profonde. Bises

    • J’ai lu le livre mais n’ai vu que quelques extraits du film dont on avait beaucoup parlé en son temps.

      L’écriture d’Andrée Chedid me touche beaucoup.

      Merci pour ce partage, Martine. Je suis contente de savoir que ces textes te plaisent.

  18. merci pour ce partage, parfait, fidèle, qui en dit juste assez et si bien…

    gros bisous et belle nuit à toi

  19. Coucou Quichottine. J’ai bien avancé dans ma lecture et cela devient effectivement beau et émouvant. Cela parle d’amitié, d’amour, de mots ou de gestes que l’on n’a pas dits ou pas faits à temps…Cela parle de différence aussi et de tas d’autres choses que je n’ai pas le temps de détailler ici et d’autres encore que je n’ai pas eu le temps de découvrir … Une belle réflexion mais qui selon moi est desservie au départ par ce style de départ qui m’a vraiment dérangée… Je suis trop classique peut-être… En tout cas, le texte devant plus fluide par la suite, ça vaut vraiment le coup d’être lu. Si tu le lis un jour, tu me diras aussi…

    Bises à toi Quichottine et bonne journée  

    • Merci pour ces premières impressions de lecture.

      Je te dirai, bien sûr, lorsque je le lirai… car, ce n’est que partie remise pour moi.

      Bises et bonne fin de semaine, Oxygène.

  20. tu me donnes très envie de le lire –  et je suis sûre que c’est une fiction très … réelle !

    bisous

  21. C’est poignant, moi aussi je vais me procurer ce livre. J’aime quand tu fais des articles comme celui-ci, je devrais dire : j’aime, aussi.

  22. je suis passé te dire bonjour; quand on parle de Dalida, cela me rend toujours triste.c’était son heure sans doute, mais j’aimais bien le son de sa voix, pour qui, pour quoi ?

    • Sa vie était dure, je crois… Peut-être qu’on ne lui avait pas dit assez qu’on l’aimait.

      Passe une douce journée, Pat. Bisous.

  23. bonjour quichottine, merci de ton passage, tu va pouvoir lire, ma véritable histoire.

    bonne journée bises

  24. J’ai vu le film et je l’avais trouvé très bien. J’ignorais que c’était tiré d’un des livres d’Andrée Chedid …

    Comme quoi ça sert de fréquenter la bilbiothèque, on en apprend tous les jours.

    • Elle avait participé aussi à la rédaction du scénario…

      Je suis contente d’avoir pu t’apprendre quelque chose toi qui en sais tant !

      Merci, Liza.

  25. Les « Chedid » sont vraiment artistes de mère en fils et de père en fils…

    Ainsi soit-il…!

    KLC

  26. J’ai vu le film et ensuite j’ai lu le livre. C’est une petite merveille. Bises ma Quichottine.

    • Je n’ai vu que quelques extraits du film… mais j’ai lu le livre qui m’a beaucoup émue.

      Bisous et bonne journée, Zaza. Merci pour ce partage.

  27. je n’ai pas vu le film ni lu le livre, mais j’aimais bien Dalida et le sujet est poignant

    S’il n’est pas rayon la FNAC le commandera

    Merci ma belle rêveuse je t’embrasse

    • Merci à toi… Je n’ai pas vu le film… si tu le vois, tu me diras ?

      Bisous et belle journée, Nettoue.

  28. Pas beaucoup de temps pour les blogs ces jours ci mais je pense à toi

     Ziboux

  29. je ne connaissais pas. merci pour l’info.

    et bonne soirée

    arielle

  30. Il faudra que je l’ajoute sur ma liste de livres à lire cette année.

    Bonne fin de semaine.

  31. J’avais vu le film que j’avais trouvé très fort poignant, un beu rôle pour Dalida. Mais je n’avais pas lu le livre….

    Belle soirée ma conteuse

    Bises

    Dany

    • Le livre est très beau… Je n’ai pas vu le film en dehors de quelques extraits.

      Comme Andrée Chedid a participé à l’élaboration du scénario, je suppose qu’ils doivent être très proches.

      Douce fin de semaine à toi, Dany. Bises.

  32. Tu as vraiment le chic pour nous donner envie de lire, Quichottine. J’ai acheté hier « L’enfant multiple »… mais je le lirai plus tard car une amie vient de me prêter « La consolante » de Anna Gavalda. J’imagine que tu as déjà lu ce roman et je serais curieuse de savoir ce que tu en penses… Pour ma part je n’accroche pas du tout avec le style; mais comme mon amie m’a dit qu’il fallait dépasser les difficultés du début et que la suite devrait m’intéresser, je m’accroche… J’en suis à la page 170 et j’ai toujours un peu de mal… Ce style qui assène des verbes sans sujet me gêne vraiment et je perds facilement le fil… Bon, je vais continuer quand même car je suis curieuse…

    Bonne nuit à toi Quichottine. Bisous.

    • Je n’ai pas lu « La Consolante »… D’autres romans d’Anna Gavalda m’ont énormément touchée, mais je ne peux rien te dire de celui-ci, j’en suis navrée.

      Tu as de la constance… J’espère que tu me diras si finalement tu ne regrettes pas d’avoir passé du temps sur cette lecture.

      Passe une belle journée, Oxygène. merci pour ta présence et ces échanges. Bisous.