Alors que je m’apprêtais à mettre un point final à ma thèse, après cinq années de recherches et d’efforts, je me rendis compte que je ne pouvais pas l’achever sans évoquer ce très grand personnage, cet immense roman… Don Quichotte… Nous étions en 2005, nous fêtions ses quatre-cents ans.
Je passais donc une année de plus sur une ultime partie, exclusivement consacrée à son traitement, en France et en Espagne. Voici l’introduction de cette quatrième partie, telle qu’elle figure sur les pages 501 et 502 de cette thèse de littérature que les membres du jury devant lequel je l’ai soutenue ont lue « comme un roman »…
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Avant de refermer son livre
Nous arrivons aux dernières pages, notre journée fut bien remplie.
Comme un chevalier de l’ancien temps, nous avons préparé notre quête. Nous n’allions pas partir à l’aventure sans bagage et sans armes, même notre héros préféré, tout fol qu’il fût, avait bien pris ses précautions.
“La première chose qu’il fit fut de nettoyer ses armes…”
Nous avons quitté notre logis après avoir choisi l’habit que nous allions revêtir. Ce ne fut pas chose facile. Si notre garde-robe permettait de nombreuses combinaisons, certaines étaient trop hardies, inappropriées. Nous nous sommes donc contentée de notre vêture habituelle, car c’est sans doute celle qui nous sied le mieux. Notre modèle n’avait pas acheté de nouveau cheval, il l’avait seulement déguisé, en jouant avec les mots dont il disposait. Un nom, c’est important, il avait pris un peu de temps pour son cheval, pour lui ensuite.
“Ayant imposé le nom à son cheval tant à son goût et contentement, il en voulut aussi prendre un pour soi même, et en cette pensée il passa huit autres jours…”
Un mot suffi à transformer le monde, un nom suffit à faire d’une rosse un coursier et d’un vieil homme un chevalier. Alors que ferions-nous de milliers de mots et de phrases, qui ne demandaient qu’à se faire connaître ? Aurions-nous comme don Quichotte une dame à satisfaire, à laquelle nous pourrions envoyer nos textes libérés du joug des manuels et des exercices de français ?
“Étant donc ses armes nettes et ayant fait de son morion un armet, imposé le nom à son roussin et confirmé lui-même le sien, il se persuada qu’il ne lui manquait autre chose, sinon de chercher une dame de laquelle il devint amoureux, d’autant que le chevalier errant sans amour était un arbre sans feuille et sans fruit et un corps sans âme.”
[Don Quichotte, I, 1]
Nous feuilletions des anthologies, et Mémoires d’Europe retint notre attention. Nous y avons trouvé des raisons d’espérer qu’un jour prochain nous saurions, nous aussi, choisir parmi les œuvres innombrables celles qu’il ne fallait pas oublier. Nous avions ressorti de vieux outils. Bien qu’un peu rudimentaires, ils seraient suffisants pour une première ébauche. Après, il resterait à ciseler l’ouvrage, avant de le mettre à l’étal, une fois achevé. Nous avions devant nous des livres, par centaines, des encyclopédies – parmi elles des jumelles, qui voulaient ranger toutes ces œuvres dans une Bibliothèque idéale – des dictionnaires où des mots de toutes sortes voisinaient sur les mêmes pages en attendant qu’on les libère et qu’on les fasse s’envoler. Il fallait ranger tout cela, comme dans un herbier regrouper les objets semblables, sérier des familles, faire des choix qui ne seraient que scientifiques.
“Mais à peine se vit-il aux champs qu’une pensée terrible le vint assaillir et telle que peut s’en fallut qu’il ne quitta l’entreprise commencée : ce fut qu’il lui vint en mémoire qu’il n’était pas armé chevalier, et que, conformément à la loi de la chevalerie, il ne pouvait ni ne devait prendre les armes contre aucun autre chevalier ; et, encore qu’il l’eût été, il devait porter les armes blanches comme nouveau chevalier, sans aucune devise en son écu, jusques à ce que, par sa vertu, il en eût gagné quelqu’une.”
[Don Quichotte, I, 2]
Une pensée terrible… Au non de quoi pourrions-nous trier dans tous ces mots ? Nous n’étions pas chevalier, ni de la langue ni du poème, nous n’avions pas franchi ce dernier obstacle qui consiste en la rédaction d’une thèse et en sa soutenance, devant un jury de maîtres qui décideraient de l’avenir du compagnon. Dans notre voyage immobile, nous avions retrouvé des amis. Quelques-uns tout récents, d’autres un peu plus anciens et enfin le dernier, celui que de toutes façons nous ne pouvions que rencontrer. Pour nous aider dans cette épreuve, il nous fallait un parrain. Il était tout trouvé, il s’appelait don Quichotte et il vivait…
“En un village de la Manche, du non duquel je ne me veux souvenir…”
N.B. Cette page comporte :
- 1. des citations, toutes extraites de la traduction de César Oudin et François Rosset, revue par Jean Cassou pour les éditions Gallimard « La Pléiade » en 1949. Mon volume personnel est l’édition de 1963.
- 2. des références à des ouvrages étudiés au cours des précédents chapitres de ma thèse.
Il s’agit des livres suivants :
- Mémoires d’Europe, Anthologie des littératures européennes, de Christian Biet et Jean-Paul Brighelli (Paris, Gallimard, 1993, 3 tomes)
- La Bibliothèque idéale, dirigée par Pierre Boncenne (Paris, Le Livre de Poche, collection « encyclopédies d’aujourd’hui », 2000)
- La biblioteca ideal, de Joaquín Palau (Barcelona, Editorial Planeta S.A., 1995)
Ce billet venait en complément de ma page du 7 novembre 2008 :