Agustin Gomez-Arcos

Vous vous souvenez ?
Je vous ai déjà parlé d’un écrivain transfuge… J’appelle comme ça ceux qui un jour quittent leur pays et décident, pour une raison ou pour une autre, d’écrire dans une autre langue que la leur.

D’ailleurs, je me dis que j’en ai déjà évoqués au moins deux :

Le premier, c’était le 6 août dernier, s’appelle Salman Rushdie.

Il est présenté dans ses biographies comme un « écrivain britannique d’origine indienne ». Né aux Indes, il n’avait aucune chance d’être mondialement connu s’il n’avait choisi d’écrire en anglais, la langue du colonisateur… Vous pouvez aussi me dire qu’il n’aurait pas été mondialement connu s’il n’avait pas écrit les Versets sataniques en 1988… Je ne sais pas… et ça m’est bien égal parce que je pense que son livre le plus beau, c’est le conte qu’il a écrit pour son fils et dont je vous ai parlé : Haroun et la mer des histoires… Je n’y reviendrai pas, mais après tout, c’est une bonne idée de cadeau de Noël.

Le second, c’était le 31 octobre, s’appelle Jorge Semprun.

Je vous ai parlé de lui, surtout, à cause d’un livre qui m’a beaucoup marquée: L’écriture ou la vie. Je m’étais demandée ce que ce titre voulait dire. J’avais acheté le livre, et je l’avais lu… Je l’ai aimé, beaucoup, même si c’est un livre très dur qui évoque des moments terribles de l’histoire, de notre histoire.

Je crois profondément que nous ne pouvons pas vivre, nous construire, en faisant semblant d’ignorer notre passé. Il faut au contraire tout faire pour le connaître. Il est partout, il laisse des traces dans le monde où nous vivons.

Ce sont des traces que nous pouvons regarder, parfois, que l’on retrouve dans les oeuvres d’art (je ne vais pas développer, mais pensez aux oeuvres que l’on voit dans les musées ou à ciel ouvert) et dans l’architecture de nos monuments, historiques ou non. Tout parle d’un moment qui n’est plus mais qui survit malgré tout.

Ce sont, d’autres fois, des traces qui perdurent dans les idées que nous développons. Nos pensées se construisent à partir de ce que nous avons lu, de ce que nous avons vu, de ce que nous avons appris. Nous faisons le tri parmi des milliards d’informations et nous n’en gardons qu’une infime partie…

L’écriture ou la vie… j’avais pensé au départ à « la bourse ou la vie »… associations d’idées… Vous fonctionnez comme ça ? Moi, souvent. C’était un « ou » exclusif, celui qui n’admettrait pas les deux possibles. Ecrire ou vivre ? Ne peut-on pas faire les deux ?

L’écriture pour vivre. C’est comme ça que je le vois.

Et puis, aujourd’hui, je vais évoquer pour vous un autre transfuge, un autre écrivain espagnol qui a décidé d’écrire en français… pour éviter la censure qui sévissait dans son pays sous la dictature franquiste.

(Ce livre est dans la bibliothèque de Tilk. C’est grâce à lui que j’y ai pensé.)

Il s’appelle Agustin Gomez-Arcos. En Espagne, ce fut un écrivain primé, pour son oeuvre dramatique. On le jouait beaucoup. Et puis, comme il ne savait pas cacher ses coups de griffe à la dictature, on l’a interdit… alors il est parti pour la France.

La France a accueilli ainsi de nombreux personnages depuis la Guerre Civile. Picasso

Il faut que j’arrête de tourner autour du pot. Mon article sera trop long…

Je voulais vous parler d’un personnage poignant, d’une femme comme j’en ai rarement croisée dans mes lectures… mais c’est vrai que je n’ai pas tout lu !

Elle s’appelle Ana. Elle est vieille, tellement qu’on se demande comment on peut l’imaginer se préparant à quitter tout ce qui est sa vie, à fermer sa maison, pour partir à l’aventure sur les routes d’Espagne. Elle n’a qu’une idée en tête : rejoindre son fils qui est en prison, pour lui apporter un pain qu’elle a confectionné, de ses mains de vieille femme. Ce pain, c’est comme un leitmotiv dans l’histoire. Une phrase qui s’y promène, qui revient sans cesse jusqu’à nous écoeurer un peu. On a presque envie de lui dire « mais mange-le ce pain ! » Le manger plutôt que crever de faim, de froid, de fatigue ! Mais non, elle ne le mange pas, elle l’a préparé pour lui, pour ce fils qui est en prison et qu’elle veut voir avant de mourir.

Vous imaginez un peu, la quête de cette femme ? Je ne sais pas. J’ai envie de ne rien vous raconter du tout, de vous demander de lire, et de me dire… parce que moi, j’ai lu, et puis je suis aussi allée voir ce que d’autres disaient. Il m’arrive de le faire, mais c’est vrai que c’est rare parce que je préfère ne pas avoir d’a priori avant d’ouvrir un livre dont le titre m’a séduite.

Prénom : Ana… Anne. Un prénom qui me tient à coeur, même si ce n’est pas le mien. Un prénom qui a été porté par de grandes dames de l’histoire et par de nombreuses héroïnes de roman. Celle-ci, ce doit être l’une des plus attachantes, je crois.
Nom : Non. 
Vous voyez-bien que c’est important l’orthographe !
Au début de l’histoire, elle s’appelle autrement : Ana Paücha. Mais Paücha, ce n’est pas son nom, c’est celui de son mari. Avant, il n’y avait qu’un diminutif « Anita »… Avant lui, il n’y avait qu’une enfant, sans beaucoup d’importance.

Le roman est l’histoire de l’effacement. Je ne sais pas pourquoi j’écris ça, sans doute parce que je le pense. Cette femme, cette mère, est tout le contraire de ce qu’on voudrait trouver chez une héroïne de roman. Elle est le reflet d’un grand morceau d’histoire, d’une société qui lui a volé son mari et deux de ses enfants… morts à la guerre. Il ne lui en reste qu’un « le petit ». Lorsqu’elle parle de ce « petit », de ces enfants qu’elle a mis au monde…

C’est Ana qui parle, mais ce n’est pas vraiment elle. Nous sommes les spectateurs impuissants qui voyons son nom évoluer au fil des pages… Un jour je vous ai parlé de l’importance des noms. Ici, il faut suivre la lente évolution, jusqu’à son dénouement. Ana Non.

Ana Paücha, réveille-toi. Quitte ta maison avant que renaisse le soleil. La lune est morte. Personne ne verra ton départ. personne. Ni bête. Ni étoile. Il ne faut pas de témoin pour ce que tu as à faire. C’est bien ce que tu désirais lorsque tu t’es assoupie sur ta chaise, tout à l’heure : partir sans laisser de traces. C’est le moment. Ce voyage, tu dois l’entreprendre dignement, sans peur. Avec l’espoir que moi, je ne serais pas aussi mesquine avec toi que la Vie.

Qui parle ? je vais vous laisser lire. Ce peut-être Ana. Ce peut être cette petite voix qui la suit au fil des pages, qui raconte son histoire, sans complaisance. On ne s’attarde pas, il n’y a pas de points de suspension. Rien est en suspens je crois, peut-être seulement la vie. Cette vie qui n’a pas épargnée Ana depuis qu’elle s’appelle Paücha.

Après avoir confectionné son pain, après avoir tout rangé dans sa maison, fermé la porte à clef, fait ce que nous faisons tous lorsque nous devons quitter un endroit qui nous était cher, elle part.

Elle s’enfonce dans la nuit, sans faire de détour pour approcher du bord de la mer. Sans dernier coup d’oeil, ni regard d’adieu. la tête dans les épaules, les yeux rivés par terre. La mer est morte. Le village est mort. Anna Paücha, son mari, ses enfants, sa vie, ils sont tous morts. Dans ce cimetière d’obscurité, sa vraie mort à venir est la seule vivante. C’est à elle qu’Ana Paücha aura dorénavant affaire. Il lui faudra apprendre d’autres mots, d’autres gestes, d’autres attitudes. Fini le confort inutile de sa non-identité. Elle commence à devenir un personnage, à devenir quelqu’un. Quelqu’un qui va mourir.

Le ventre d’Ana Paücha, brûlant et secret comme celui d’un volcan, s’était gonflé trois fois, enfantant tois flammes : Juan, José et Jésus. Trois flammes que la guerre devait éteindre.

Pour l’instant, nous ne savons rien de plus. Nous savons qu’elle est seule et que le seul qui lui reste, c’est le petit dernier… cinquante-deux ans au début de l’histoire. Pourtant il reste son « petit ». Toutes les mères comprendront. Ce n’est qu’au fil des pages, que bribe après bribe, nous en saurons, peu à peu, davantage sur Ana, sur ses soixante-quinze années de vie.

J’espère que vous aurez envie de la découvrir.

Agustin GOMEZ-ARCOS
Ana Non
Paris, Stock, 1977

 


Vous pouvez en savoir plus en allant lire l’article de Ricard Ripoll Villanueva ou celui de Rachel Arto qui est si court qu’il ne vous prendra pas beaucoup de temps…

56 commentaires à propos de “Agustin Gomez-Arcos”

  1. Hello chère quichottine! Merci de m’avoir fait découvrir Augustin Gomez-Arcos dont je ne connaissais pas même le nom. Ravie de voir que je partage avec toi cet attachement à l’oeuvre de Semprun et en particulier à L’écriture ou la vie qui m’a moi aussi profondément marqué à sa parution.
    A bientôt. Bon courage pour tes rangements en cours!

    • Coucou Auteure… Merci pour ta visite et pour tes encouragements. Je vais en avoir encore besoin mais je progresse…

      Passe une belle journée

  2. en tout cas tu fais ce qu’il faut pour donner envie de le lire..moi en ce moment je suis sur Persepolis…et,  bien que je ne sois pas amatrice de bandes dessinées je trouve que l’histoire assez tragique de l’Iran vu par une gamine est plus facile à avaler, un bon moyen d’aprendre en toute détente…Comme j’ai peu de temps pour lire ça passe assez bien…bisous…

    • Lorsque les BD sont bien faites, je trouve qu’il ne faut pas les négliger. c’est toute une partie de notre littérature… et, tu as raison, une façon de faire passer certaines choses… de faire réfléchir aussi sur des sujets brûlants de manière moins écrasante.

      Passe une belle journée…. Merci d’avoir pris le temps de venir lire…

  3. je suis tres ému….d’abord parce que à chaque fois que je pense à ANA NON j’ai les larmes aux yeux et parce que me souvenir de Agustin c’est toujours tres fort on étais compagnon de route je l’ai rencontré plusieurs fois on avait le même parcours et les mêmes idées c’était un écrivains extraordinaire et un homme extraordinaire
    merci bcp Quichottine pour cet hommage….
    tilk

    • J’ai cru le comprendre, oui, en lisant ce que tu mettais dans ton article.

      Ce livre est magnifique… Merci à toi pour cette idée…

  4. 300 kms aujourd’hui en étant malade, je passe en vitesse te faire un petit coucou mais je reviendrai lire , je suis en vacances à la fin de la semaine, j’aurai du temps. Bisous

  5. Vois-tu, Quichottine, ces histoires-là, ça me chavire…………..et ça m’indigne……..et pourtant, je sais qu’il y en a tant, encore aujourd’hui, meme….
    …..je sais que, dans ces vies, il y a une grande beauté et de fameuses leçons à retenir…….mais je hais trop l’injustice pour prendre le temps d’aimer ses victimes au lieu de la combattre……

  6. Vois-tu, Quichottine, ces histoires-là, ça me chavire…………..et ça m’indigne……..et pourtant, je sais qu’il y en a tant, encore aujourd’hui, meme….
    …..je sais que, dans ces vies, il y a une grande beauté et de fameuses leçons à retenir…….mais je hais trop l’injustice pour prendre le temps d’aimer ses victimes au lieu de la combattre……

  7. Vois-tu, Quichottine, ces histoires-là, ça me chavire…………..et ça m’indigne……..et pourtant, je sais qu’il y en a tant, encore aujourd’hui, meme….
    …..je sais que, dans ces vies, il y a une grande beauté et de fameuses leçons à retenir…….mais je hais trop l’injustice pour prendre le temps d’aimer ses victimes au lieu de la combattre……

  8. connaissais pas heureusement que tu es là … 
    par contre je connais bien le Père Noël je lui dirais que tu es une gentille … bisounours du soir z’ours

  9. et oui quichottine avec ti taz on s’etait donnée rendez vous sous la tour eiffel. Il fallait etre courageuse vu le temps plutot frisquet, mais le soleil était au rendez vous. Elle est adorable sophie
    bisous

    • Tu as beaucoup de chance… Mais je sais que je la verrai un jour aussi… parce que je ne suis pas don Quichotte et que je ne suis donc pas obligée de ne jamais rencontrer Dulcinée !

      Passe une belle soirée, Oursonne

  10. Amusant: je ne me souvenais pas du nom de l’auteur mais je me souvenais de l’oeuvre et du titre. On nous l’avait fait étudier en français ou en philo… Me souviens plus.

    Très bon livre en effet, Mam’zelle.

    • Merci… J’ai eu de la chance, je ne l’ai pas étudié en classe ! (rire)

      Bonne soirée, Mam’zelle écrivaine en devenir !

  11. Bonjour ! je suis Pierre-Louis.
    C’et bien d’aimer les livres et faire partager sa passion.
    Moi je me suis un peu fâché avec ruegy car je suis un virus pour lui.
    Suffit d’aller voir mon pitoyable blog pour comprendre.
    Cordialement

  12. J’ai lu l’écriture ou la vie qui est un témoignage trés fort de cette période des camps; et oui l’écriture pour survivre après ce drame, et le témoignage par le roman, par l’art  pour donner plus de force et de crédibillité. Je ne connaissais pas Augustin Gomez-Arcos, et ton hommage me semble mérité. A+

    • Merci Benard pour ton passage, et pour cet avis sur L’écriture ou la vie…. Je trouve aussi que c’est un texte très fort.

      Passe une belle soirée

  13. Je suis d’accord, ps de passé, pas de racines alors comment construire un avenir sans bases?

    Comme le dit la chanson: « on vient tous de quelque part, que ce soit de….. »

    • Les chansons sont souvent pleines de sagesse alors qu’on les croit bien futiles…

      Merci pour ton passage, Alphomega…

    • Tu fais comme tu veux… mais je sais bien quon ne peut pas tout lire !
      Passe une belle journée, Nadia…

  14. Oui tu a s éveillé ma curiosité….. j’ai envie de découvrir la vie d’Ana qui a enfanté trois flammes éteintes par la guerre. Belle et émouvante image. BIses

  15. Je crois que je vais retenir cette idée pour un cadeau de Noël … J’adore cette écriture simple mais tellement humaine … Bon mercredi Quichottine !  
    PS : pour ton problème de typographie, je ne vois pas pourquoi il ne prend pas la même … Les facéties d’OB tu sais …

    • Merci…

      Bon mercredi à toi aussi… (pour OB, je crois que je vais m’en occuper sérieusement un peu plus tard… je vais manquer de temps ces jours-ci…)

  16. Bonjour,
    Franchement, oui, ça me donne envie de le lire, moi qui suis mère d’un grand fils de 37 ans, qui m’échappe, évidemment…..
    Bonne journée.
    D@net.

  17. Je suis trop tôt, pas de nouvel article …je repasse voir plus tard, peut-être nous prépares tu encore un chef d’oeuvre.. ? bisous..;bonne journée…

    • Je ne sais pas si c’est un chef d’oeuvre… mais mon histoire est terminée…
      Bonne journée à toi

  18. Je ne connaissais pas du tout cet auteur mais ton hommage nous donne réellement envie de lire le récit de cette femme; son témoignage est bouleversant.
    Santounette

  19. Grâce aux news-letters, je découvre ce livre que je ne connaissais pas.
    Oui, tu me donnes envie de le lire…un peu plus tard, quand je n’aurai plus des yeux d’extra-terrestre !
    Gros bisous, Quichottine 

    • Prends ton temps, mon Amielle… Je voudrais que tu ménages un peu tes yeux… même si ça me fait très plaisir que tu sois là…

      Je t’embrasse très fort, passe une belle soirée

    • C’est vrai… Je ne suis pas sortie complètement indemne de cette lecture…

      Bon dimanche à toi aussi, Marlou.

  20. Bonjour,
    Franchement, oui, ça me donne envie de le lire, moi qui suis mère d’un grand fils de 37 ans, qui m’échappe, évidemment…..
    Bonne journée.
    D@net.

  21. J’avais lu ce livre de Jorge Semprun qui se déroule dans un camp de concentration et j’avais vraiment beaucoup aimé – il avait eu la chance d’être « protégé » – vraiment un beau livre
    bizz

  22. Bonjour de Chine, tu fais des articles très bien commentés, j’ai de quoi lire maintenant , et avec le blog a martine pour la musique , c’est cool , , PS: as-tu des nouvelles de notre « Siratus » ? , bonne journée, bye
    • J’attends son coup de fil, ou un message sur son blog, ce qui serait encore mieux parce que ça voudrait dire qu’elle va mieux !!!

      Bonne journée à toi aussi

  23. Bonjour de Chine, tu fais des articles très bien commentés, j’ai de quoi lire maintenant , et avec le blog a martine pour la musique , c’est cool , , PS: as-tu des nouvelles de notre « Siratus » ? , bonne journée, bye
  24. Vous avez tout a fait raison ce livre est magn,ifique et trés émouvant. Je viens seulement de le découvrir et j’en ai également parlé dans mon blog. L’histoire est superbe mais c’est surtout le style de cet écrivain qui m’a touché.Depuis j’en recommande la lecture à mes amis.

    • J’ai trouvé ton article… Ce n’est pas toujours facile de recommander une lecture… mais pour ce livre-ci, je ne me suis même pas posé la question !

      Merci.