Jorge Semprun

J’ai hésité… je me demandais de quoi, de qui, j’allais vous parler ce soir. Un auteur ? Un livre ? J’aurais pu revenir à mon grand livre d’images, reprendre la lecture de Don Quichotte. C’est vrai qu’il y a bien longtemps que je le délaisse…

Mais non ! Je me dis qu’il peut encore attendre un peu. Que de toute façon ceux qui voulaient le lire l’ont déjà commencé, voire terminé, et que c’est pour eux un peu une redite, qu’il faudra que je trouve la manière de ne pas vous lasser.

Promis, j’y reviendrai.

Aujourd’hui, je vais sortir de mes étagères un paria… enfin, ce que je crois être un paria.

Jorge Semprun. Vous connaissez ? C’est un auteur espagnol… enfin, pas tout à fait !

Je vous entends déjà murmurer en douce : « Quichottine débloque… » Oui, un peu. A défaut de « débloguer » je me mets à donner de fausses informations, à les distiller tranquillement en me fichant éperdument de mes lecteurs… C’est ce que vous pensez ?

Pas du tout !
Né en 1923, Semprun fait partie de ces écrivains difficiles à situer : espagnol par sa naissance (né à Madrid, de parents espagnols), exilé en France, après la guerre civile espagnole, étudiant parisien (lycéen à Henri IV, il a été lauréat du Concours Général de philosophie), déporté à Buchenwald parce qu’il est communiste, libéré en 1945, la plus grande partie de son œuvre a été écrite en français, langue qu’il a choisi, ainsi qu’il le raconte dans L’Écriture ou la vie :

Pour ma part, j’avais choisi le français, langue de l’exil, comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie.

(Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, collection « Folio », n°2870, 1994, p.353)

Exilé, Semprun ? Oui, mais pourquoi « paria » ?

Je me fie encore une fois au dictionnaire :

SEMPRUN (Jorge), Madrid 1923, écrivain espagnol d’expression castillane et française. Militant du parti communiste espagnol, déporté en 1943 à Buchenwald, il nourrit de son expérience engagée une œuvre de mémoire (La deuxième mort de Ramón Mercader, L’Écriture ou la vie). Il est aussi scénariste (Z et L’Aveu, de Costa-Gavras). Il a été ministre de la culture de 1988 à 1991.

Bon, me direz-vous, il écrit les deux langues…

Mais pourquoi « paria » ? Eh bien, parce que si je fais une incursion dans le Larousse espagnol (il y en a un, je vous l’assure… il faudra que je vous parle un jour de mes « Petit Larousse » !) C’est ceci que j’y trouve :

SEMPRÚN (Jorge), político y escritor español en lengua española y francesa (Madrid, 1923). Dirigente del partido comunista en el exilio (1953-1964), es autor de una serie de novelas, en francés, centradas en su memoria histórica como activista político, y de una autobiografía política en castellano, así como de varios guiones cinematográficos. Fue ministro de cultura en España entre 1988 y 1991. (Academia Goncourt 1996)

Ah ? vous voulez une traduction ? C’est évident… je ne vais pas m’adresser seulement à ceux pour qui Cervantès n’aurait pas de secret, même en version originale… non sous-titrée !

(…) homme politique et écrivain espagnol en langues espagnole et française (Madrid, 1923). Dirigeant du parti communiste en exil (1953-1964), c’est l’auteur d’une série de romans, en français, centrés sur son témoignage historique en tant qu’activiste politique, d’une autobiographie politique en castillan, et de divers scenarii cinématographiques. Il fut ministre de la culture en Espagne de 1988 à 1991. (Académie Goncourt, 1996)

Pas de problème… Vous avez vu ? Ah ? Vous croyez ?

C’est vrai !

Le « dirigeant » devient « militant » dans la version française. Il fut ministre de la culture – la version espagnole précise que c’est en Espagne – ce qui n’est pas forcément évident dans la version française. C’est seulement dans cette dernière que l’œuvre comporte des titres.

Les « divers scenarii » y prennent une autre dimension puisqu’elle cite deux films engagés : Z (1968 ou 1969 , avec Yves Montand) et L’Aveu (1970, avec Yves Montand et Simone Signoret).

Les deux dictionnaires se complètent, en regroupant les renseignements donnés, l’image devient sans doute plus conforme à la réalité.

Quelle est la réalité espagnole de Semprun ?

Il y a le dictionnaire, il y a la participation à un gouvernement en Espagne.

Mais son engagement politique n’a-t-il pas nui à sa position littéraire ? Écrire en français ne l’a-t-il pas transformé avant tout en écrivain français ?

Semprun n’est évoqué ni dans les manuels scolaires ni dans les anthologies espagnoles que j’ai pu consulter. Sans doute ne puis-je pas affirmer que cet auteur soit totalement absent du système éducatif espagnol, mais, Semprun a choisi la langue de l’exil, ce que n’ont pas fait bien des exilés dont l’œuvre est proposée aujourd’hui aux élèves espagnols.

A-t-il trahi ?

El pequeño Larousse ilustrado précise que Semprun est membre de l’Académie des Goncourt depuis 1996. Il faut rappeler que Jorge Semprun se présenta à l’Académie française en 1995. Il était parrainé par Hélène Carrère d’Encausse, et Pierre Moinot, sa candidature était appuyée par le secrétaire perpétuel du moment, Maurice Druon. Mais il retira sa candidature…

Un an après, Semprun était élu à l’Académie des Goncourt. C’est ici que se situe l’exception : par la mention qui en est faite dans le dictionnaire espagnol, Jorge Semprun devient le seul Académicien Goncourt présent, fait d’autant plus remarquable qu’il n’y a pas de liste des Académiciens Goncourt en fin d’ouvrage en Espagne. En ce qui concerne la version française, il faut se reporter à la liste des membres de l’Académie Goncourt, à la fin du dictionnaire, pour savoir que Semprun en fait partie.

Voilà…Je voulais vous parler de cet écrivain, de ce personnage un peu ambigu du monde des lettres franco-espagnoles…

Espagnol ? Français ?
Que reste-t-il lorsqu’on ôte les masques ?

Devant la vérité de son écriture, je n’ai pu que m’incliner. C’est un écrivain, exceptionnel, un citoyen du monde qui a choisi d’écrire dans notre langue. Il a subi un énorme traumatisme et s’en est sorti, uniquement par l’écriture, celle dont il fait sa vie en racontant la mort.

Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie,1994.

40 commentaires à propos de “Jorge Semprun”

  1. Ils peuvent être traitres, les dictionnaires ! Du moins, ne dire qu’une partie de la vérité. Chacun dit ce qui l’arrange !
    J’ignorais que Semprun était le scénariste de Z et l’Aveu, deux grands films pour moi.
    Citoyen du monde…Oui !
    Gros bisous de la nuit, Quichottine 

    • Comme tu dis… C’est vrai que d’un autre côté, je n’utilise que les dictionnaires accessibles par tous… un dico des auteurs en aurait dit beaucoup plus !!!

      Tu vois, je l’ai appris récemment, pour Z et L’Aveu. Je comprends mieux certaine aura qu’il a dans nos media…

      Je t’embrasse, Siratus, passe une belle nuit.

  2. coucou miss
    Juste de gros bisous avant de m’endormir, je n’ai même pas la force de tout lire…
    bisous du Brésil donc!
    😉

  3. Moi qui connais la position du cul entre deux chaises, je vas te dire : il n’a pu en resortir que quelque chose de très enrichi !
    C’est obligatoire !….on met bout à bout les cultures diverses, les richesses des deux langues, les émotions nombreuses et fulgurantes perçues…..les réflexions que tout cela suscite….et le cocktail est, en génèral, dèlicieux !

    • Je pense que tu as raison, Chris. En plus, lui maîtrise parfaitement au moins trois langues. Au carrefour de trois cultures, ce doit être encore meilleur !

  4. Espagnol, Français peu importe pour ceux qui l’aiment….. Mais non tu ne débloques pas Quichottine et si tu veux débloquer, tu peux le faire du moment que tu ne déblogues pas car tu nous manquerais. Bon week end

  5. On apprend toujours beaucoup dans tes articles et en plus tu nous pousse toujours à réfléchir… C’est bon pour nos méninges.
    A propos de réflexion, je viens de terminer « la chaussure sur le toit » de Vincent Delecroix, c’est un livre plein de surprises  et d’allusions variées  que j’ai bien apprécié. Je crois qu’il te plairait…

  6. Merci de m’apprendre que Jorge Semprun était l’auteur de « Z » et de l' »l’aveu » deux films culte.
    Bonne journée.
    D@net.

    • Il en a écrit le scénario. C’est vrai qu’on ne met jamais beaucoup l’accent sur les scénaristes. Là, je pensais que c’était important. Ce sont des films qui ont marqué une époque.

      Bonne journée à toi aussi, D@net

    • Tu as raison… Il y a quelques écrivains pour qui le choix de la langue signifie aussi la survie. Je pense aussi à Salman Rushdie, entre autres.

  7. Merci pour toutes ces informations sur ce mystérieux personnage. (J’adore les mystérieux personnages ^^).

    Bises à toi

    😉

  8. pas facile pour cet auteur, et alors la traduction du dictionnaire c’est vraiment en fonction du pays, mais tu as bien cerné cet auteur .
    bisous quichottine

    • Merci, Oursonne… En ce qui concerne le petit Larousse espagnol, ce n’est pas une traduction. Il est rédigé par l’équipe espagnole. Ce qui explique les différences.

      D’un autre côté, ça permet les comparaisons qui seraient beaucoup moins riches s’il ne s’agissait que de traductions.

  9. « J’avais fait de l’exil une patrie … » C’est très beau comme phrase … et elle explique tout les textes qui suivent … Ca n’est pas facile d’avoir le coeur entre deux pays … Tu as très bien posé le problème. Bonne soirée Quichottine ! Bises !

    • Non, ce n’est pas facile, Bandolera. Je sais qu’il y a parmi nous des êtres que la vie oblige à vivre ainsi, entre deux pays, entre deux langues, deux cultures. Rien n’est simple pour eux.

    • Ne les terrorise pas trop !!! (je ne pourrais pas aller te porter des oranges en prison !!!)

      Bisous Caruso

  10. c’est un choix tout a fait normal. c’est celui que j’ai fait(niveau mis à part) agustin gomez arcos aussi l’a fait et goytisolo ne l’a pas fait car il avait un compte à regler..notre  rapport à l’espagne est bizarre on est amoureux d’elle on la demandé en mariage et elle nous à dit qu’elle refléchissait puis en 75 elle nous a dit oui mais c’était trop tard on était marié à une autre….
    estce que tu pourrais jetter un oeil à ma bibliothèque et me donner des conseils..
    tilk

    • Tu expliques très bien, Tilk. Il ne faut pas attendre trop longtemps pour dire oui…

      Je vais regarder ta bibli, bien sûr !! te donner des conseils… je ne sais pas. mais j’essaierai, si tu veux.

  11. Il parle aussi néerlandais car il séjourné, adolescent, et étudié aux Pays-Bas. Son livre le Grand voyage m’a beaucoup impressionné et le personnage est attachant. Il y a eu en 89 une très belle série philosophique avec lui, Marquez, Gyorgy Conrad et Georges Steiner.
    Bonne nuit Quichottine. Je vais un peu lire, ça changera de l’ordinateur.

    • C’est quelqu’un d’extrêmement cultivé… Je suis d’accord avec toi sur le côté « attachant ». Je n’ai pas lu Le Grand Voyage mais je vais le mettre dans ma liste des « livres à lire ». Merci.

      Bonne lecture à toi… et bonne nuit. Merci de t’être attardée dans la bibliothèque

  12. Bonjour Quichottine. 
    Ma première visite sur les blogs après mon éclipse passagère est pou toi. 
    Je ne connais guère Semprun en tant qu’écrivain. Je connais mieux le scénariste. Pour ce qui est de sa biographie, j’en connaissais les grandes lignes. 
    Je te souhaite une bonne journée et te fais de grosses bises.

    • Comme je suis contente, Clerval ! Tes textes sont toujours très riches d’émotion.

      Passe une belle journée

  13. Bonsoir Quichottine, j’ai lu ton article avec beaucoup d’attention car je ne connais Jorge Semprun que de nom et, en y réfléchissant un peu, je comprends mieux le terme de « paria » que tu utilises.
    Tu vois, j’étais persuadé qu’il s’agissait d’un auteur espagnol « classique » et j’ignorais qu’il écrivait en français.
    Je te remercie de me le faire découvrir.
    Je te souhaite une agréable soirée.
    Bises,

    • Merci, Muad… Tu sais, je n’ai découvert Jorge Semprun qu’il y a peu… et ce que j’ai lu m’a plu, j’ai donc voulu en savoir davantage.

      Moi, au départ, je pensais qu’il écrivait en espagnol… 😉

      Passe une belle soirée, Muad.

  14. J’ignorais tout de Jorge Semprun! Ce que j’en découvre grâce ton article me donne envie de lire « l’écriture ou la vie ».
    Très bien mené d’ailleurs cet article, comme à chaque fois on se laisse capter par ton style alerte et ta joyeuse inventivité. Il y a un côté mutin, espiègle dans ton écriture et en même temps on sent une exigence réelle face à l’écrit, un très grand sérieux dans la manière de transmettre en fait! Cette gravité là est belle.

  15. Ce livre là, je m’y suis engouffrée totalement. Je me souviens quand il dit que ce qu’il lui a premis de rester un homme dans le camp de concentration nazi, fut la poésie. Dans la baraque, chacun se remémorait un poème appris et grâce à ces retrouvailles, il a survécu. Quand serait-il aujourd’hui où on ne demande plus d’apprendre des poèmes au collège?
    Moi si, aujourd’hui ils me récitent « le dormeur du val ». Chut, ne le dit pas, je me ferais incendier par l’inspecteur!
    Et « z », et « laveu » de Costa Gravas… des films engagés comme il y en a peu aujourd’hui.
    Bisous Quichottine.

    • « Le dormeur du val » fait aussi partie des poèmes que je donnais en « récitation » à mes élèves…
      Maintenant, je peux le dire, il y a prescription ! (sourire)

      Je suis d’accord pour les films…

      Bisous à toi, Polly… Merci d’être là !