Fulminer

Les allées de la Bibliothèque étaient désertées, ou presque. Les rares visiteurs qui s’y attardaient encore essayaient de ne pas se faire remarquer.

Il faut dire que le Lutin bleu fulminait.

(Si vous ne l’avez pas encore vu dans cet état, il suffit de vous dire qu’avec lui tout se passe toujours au sens propre, il a encore du mal avec le figuré.)

Il lui arrive rarement de se mettre en colère : tant d’années ont passées depuis son apparition (devrions-nous évoquer sa “naissance” alors qu’en fait nul ne sait d’où il venait ?) qu’il en a déjà vu des vertes et des pas mûres, et qu’il a appris à être patient…

“Demain est un autre jour” avait dit Quichottine. Oui, c’est vrai. Demain est toujours un autre jour, quoi  qu’on fasse pour qu’il ressemble ou non au précédent. Mais…

Mais enfin ! Il y avait déjà presque une semaine que Quichottine avait dit “demain” !

– Pas une semaine, vous exagérez, Sire Lutin bleu ! Il n’y a que cinq jours, à peine…

Le Chevalier avait quitté des yeux sa page pour fixer le Lutin qui n’avait plus de bleu que le nom.

Dressé comme l’aurait fait Zeus en proie à une immense colère, il était prêt à foudroyer quiconque l’approcherait de trop près.

Plus grand, il aurait pu mettre le feu au château tout entier…

Vous ne me croyez pas ?

Penchez-vous donc un peu et regardez par le trou de la serrure. Il n’était pas besoin d’allumer la lumière, celle qu’il dégageait suffisait.

Je suis sûre que les voyageurs qui passaient au loin composaient le 18. Le standard des pompiers serait bientôt hors d’usage.

– Cinq jours ! Mais c’est bien trop pour une suite promise ! Vous ne pensez pas que Quichottine attendra vendredi pour nous dire que tout va bien ? Elle aurait décidé que la semaine toute entière s’écoulerait, comme si elle n’avait pas existé ? Impossible !

– Vous savez bien qu’impossible ne fait pas partie de son vocabulaire…

Le Chevalier laissa un sourire moqueur tordre à peine les lèvres qu’il avait plutôt fines.

C’était vrai. Depuis qu’il la connaissait, la Bibliothécaire avait toujours dit qu’il n’y avait que des possibles encore inexploités, qu’il suffisait d’y croire, de tout son cœur, de tout son être, de toutes ses pensées, pour que le rêve devienne réalité. C’est d’ailleurs ce qui l’avait conduit à demeurer auprès d’elle.

Tant d’années…

Il se souvenait bien de son arrivée chez elle. Elle était si jeune alors, si confiante, si naïve, et pourtant, si pleine de cette force tranquille qui la poussait encore aujourd’hui à se relever chaque fois qu’elle tombait.

– Ah… Elle tombe parfois ?

– Tout le monde tombe un jour, même les héros les plus forts… alors, vous pensez bien que Quichottine, à quatorze ans, n’était pas une héroïne invincible !

– Quatorze ans…

Le Lutin bleu essaya de l’imaginer. Il lui semblait qu’elle avait toujours eu des cheveux blancs et ce regard où il lisait le plus souvent tant de mélancolie. Il devait la secouer sans cesse, lui prêcher le faux pour obtenir le vrai, pour qu’elle se réveille d’un sommeil où elle aurait pu s’enfoncer, telle la Belle au Bois Dormant, jusqu’à ce qu’un prince, surgi de ses contes de fées, veuille bien se pencher sur elle.

Lui…

Il secoua la tête sans qu’on puisse savoir s’il opinait ou pas.

Il n’était pas de taille, mais il savait que sans lui la Bibliothèque ne serait pas la même. Elle existerait sans doute, Quichottine y parlerait de ses lectures, de ses ouvrages, peut-être, ce n’était pas certain… Mais elle éviterait soigneusement tout sujet trop personnel, parce que ça ne se fait pas de se confier à des inconnus…

– Ce ne sont pas des inconnus ! Elle a tissé tant de liens au fil de ces neuf années… Elle a souvent traversé l’écran pour transformer le virtuel en réalité…

– C’est vrai qu’elle a du mal avec tout ce qu’on fait « à demi ».

Le Lutin bleu s’apaisait. Don Quichotte, comme à son habitude, avait su lui montrer le meilleur en effaçant le pire. Le mal n’était que de passage ici, il ne pouvait pas s’installer, il y veillerait.

Un rire fusa, tout près.

Dom et Zaza lisaient dans un coin une anecdote que la Bibliothécaire avait notée sur le coin d’une enveloppe déchirée.

Grand dîner chez le préfet. Mme M* est accompagnée de sa fille, une débutante un peu gauche mais tout à fait ravissante. Placée près d’un vieux général qui ne saurait lui faire de mal, elle ose à peine regarder devant elle, et surtout pas ses voisins.

Entre fromage et dessert, elle se met à fouiller son corsage…

Le général se penche vers elle : « Mais qu’avez-vous donc, chère enfant ? »

La demoiselle rougit. Il insiste : « Avez-vous besoin d’aide ? Qu’avez-vous perdu ? »

Le visage cramoisi, à voix très basse, mais pas suffisamment pour que tous ne l’entendent pas, elle réplique : « C’est que, Monsieur, j’étais sûre d’en avoir deux en arrivant ! »

L’éclat de rire général éloignera des salons pendant quelque temps la jeune fille et sa mère… jusqu’à ce que l’histoire soit oubliée au profit d’une autre plus cruelle encore.

C’est sans doute depuis ce soir-là que les jeunes filles ne cachent plus de mouchoir dans leur décolleté.

– Tu crois qu’elle avait prévu de nous la raconter ?

– Chut ! Il ne faudrait pas que Quichottine sache que nous l’avons trouvée !

Et, bras dessus, bras dessous, les deux complices s’éloignèrent à pas pressés tandis que Don Quichotte riait à gorge déployée.

 

76 commentaires à propos de “Fulminer”

  1. Sourire, merci à vous deux pour vos cachoteries, je suis certaine que si Quichottine s’en aperçoit, comme moi, elle sourira !!!!!

  2. rien qu’à imaginer la scène on se marre mais derrière le mouchoir….ramassé. Bisessssss

    • J’en suis ravie. 🙂
      Bises et douce journée Renée.

  3. déjà beaucoup de répartie ! j’espère que tu vas bien, bisous, MIAOU !!!!

  4. Ha les coquines …..
    Merci à elles pour leur spontaneité ..on en oublierait presque qu’on est à la bibliothèque …
    Gros bisous Quichottine

    • Sourire… il est vrai qu’en ce moment, j’ai l’impression de ne pas y être non plus. 🙂
      Gros bisous, Claudine. Merci pour tout.

  5. Un ange est passé ce jour là dans le salon du Préfet, mais avec le recul que c’est drôle !… 🙂 Bisous

    • Je le crois. 🙂
      Heureuse de t’avoir divertie.
      Bisous et douce journée Cathycat.

  6. Hé hé, voilà qui plairait (ou plutôt a bien plu) à l’humour de Dom !
    Cela permet de détendre l’atmosphère un peu « coléreuse » du début.
    Bisous du soir et bonne soirée Quichottine !

    PS: J’arrive tout doucement sur tes anciens articles. J’ai gardé les mails d’annonces sans les avoir ouverts. Je savais que je viendrai les lire à un moment plus propice.

    • J’en suis certaine.
      Bisous et merci encore pour ta présence.

  7. C’est tout mignon. Et il y a longtemps que je n’avais pas entendu parler de débutante. 🙂

  8. Merci pour ce très BON moment de lecture chère Quichottine
    Douce soirée 🙂

    • Un grand merci à toi aussi… je suis ravie que ça t’ait plu.
      Passe une douce journée.

    • Merci.
      Je suis toujours contente quand ça vous plaît. 🙂

  9. bonne soirée Quichottine … et cela m’arrive de mettre le mouchoir à cet endroit .. quand il n’y a pas de poche, pas de manche, … bises.

    • C’est vrai qu’il faut bien le mettre quelque part, et si possible, à portée. 🙂

  10. Une anecdote cruelle devenue ravissante, par la magie des mots.
    Don Quichotte le savait bien, que les mots sont magiques, et que chaque livre est écrit par un lutin (pas toujours bleu).

  11. « Il n’y avait que des possibles encore inexploités »… : j’adore ! J’adore aussi ta façon de raconter, tes mots, ta douceur, mais j’aime moins te savoir trop souvent mélancolique. J’espère que tu vas bien… Bises.

    • J’ai des hauts et des bas, je crois comme nous tous.
      Mais je vais bien, dans l’ensemble.
      Merci de t’en inquiéter. J’espère aussi que tu vas bien.
      Bises et douce journée Emmanuelle.

  12. Je ne sais si c’est à cause de cette jeune fille que nous ne cachons plus nos mouchoirs dans nos décolletés ou bien si c’est simplement l’avènement du mouchoir en papier qui a mis fin à cette habitude.

    • Je ris… c’est vrai que le mouchoir en papier n’a pas sa place là. 🙂

    • Je suis contente d’avoir pu te divertir.
      Bises et douce journée Cigalette.

  13. Comme à chacune de tes visite, je lis tes mots avec un sourire au visage.
    Je crois que c’est la meilleure chose que je puisse faire pour résumer mon plaisir.
    Bisous et bonne journée à toi

    • C’est beaucoup…
      Merci pour tout, Pascale.
      Bisous et douce journée à toi aussi.

  14. Ah mais voilà pourquoi nous ne laissons plus de mouchoirs (même en papier) dans notre corsage. C’était pourtant très romantique cette époque où rougissante les jeunes filles avaient trouvé comment attirer les regards sans en avoir l’air. Quant à tes deux coquines, elles m’ont fait bien rire ! Bisous Quichottine, contente de te retrouver

    • J’adore ton interprétation… j’avoue n’avoir pas pensé qu’elles pouvaient le faire exprès.
      Bisous et douce journée Manou. Heureuse de te retrouver aussi. 🙂

  15. une anecdote d’un autre âge où les héroïnes ressemblaient un peu à Bécassine pour avoir l’air attendrissantes

    • Je me demande si les jeunes filles d’aujourd’hui, parfois si provocantes, plaisent autant. 🙂

    • J’en suis ravie… Merci encore à toi pour ta présence et tes mots.
      Bises et douce journée Martine.

  16. Je découvre ici, que beaucoup avaient eu la lettre de parution.
    Mais moi, NON. Bizzarre cette sélectivité, suffisante pour t’alerter.
    Mais comment y remédier?
    Bon, il y a Dalva, je me suis inscrit 3 fois, et ça ne veut pas!!!!
    Yann

    • Mes abonnés le sont de deux façons.
      Seuls ceux qui sont abonnés via le module de Jetpack ne l’ont pas reçu. Mais c’était un bug qui semble avoir été résolu.
      Merci pour tout, Yann.
      Passe une douce journée.

  17. Une semaine, cinq jours, prends ton temps ; tant pis si le lutin n’est pas content ..il faut lui apprendre la patience à lui aussi !
    J’aime bien ton histoire finale qui nous ramène au temps où les jeunes filles étaient des oies blanches . Bisous
    PS: effectivement, je n’ai pas reçu les alertes pour tes deux derniers articles.

    • Merci, Fanfan. Je suis contente que ça t’ait plu.
      Je crois que le bug de mes news a été corrigé.
      Bisous et douce journée.

  18. Si tu savais ce qui se raconte quand tu n’es pas là ! On dit…
    Non ! Je ne suis pas la rapporteuse de service ! Enfin, quand même, moi, à ta place… je ne laisserais rien traîner…

    • J’essaie de faire au mieux, mais il m’arrive d’oublier que je ne suis pas seule ici. 🙂
      Bisous et douce journée.

  19. Crois-tu que certaines osent fouiller dans tes affaires, tes écrits ? C’et très mal élevé mais si bon que tu le racontes !
    Cela fait une grosse semaine que je suis très très peu sur l’ordinateur mais j’aurais vu si tu avais publié.
    Gros bisous et bonne fin d’après-midi Quichottine

    • Le problème, c’est que mes avis n’ont pas été envoyés à ceux qui sont abonnés via WordPress.
      Mais le bug est désormais corrigé. 🙂
      Merci pour tout.
      Gros bisous et douce journée Pimprenelle.

  20. Moi je n’ai reçu ni l’un ni l’autre de tes articles. C’est quand même deux grandes coquines et elles n’ont pas besoin de fourrer leur mouchoir dans leur corsages, elles. Belle soirée et gros bisous

    • Merci de me l’avoir confirmé. Le bug est corrigé maintenant et tu as dû recevoir le second aujourd’hui.
      Passe une douce journée Nell. Gros bisous.

    • Et un grand merci à toi. 🙂
      Bisous et douce journée.

  21. J’ai bien ri avec cette histoire de mouchoirs ! Merci à vous !
    Je ne reçois plus non plus tes avis de parution
    Bisous et bonne soirée Quichottine (et merci pour ton commentaire qui m’a bien touchée, j’ai un peu de mal à m’y remettre)

    • Merci à toi aussi.
      Le bug est corrigé pour les avis de parution.
      Bisous et douce journée. Prends bien soin de toi.

    • Sourire… si elles savaient que je les avais vues ! 🙂
      Bises et douce journée Dany.

  22. Bonjour Quichottine, je suis allé voir la définition de « fulminer », en fait je ne connaissais que le sens figuré, ignorant la poudre explosive. Ton lutin est un peu dragon alors ? L’anecdote du repas est à mourir de rire, j’en ai quelques unes comme ça qui se racontaient en famille et que souvent les enfants n’aiment pas qu’on les répètent ni surtout quand ils sont plus grands devant leurs petits amis. Passe une bonne journée.

    • Il a beaucoup de moi. 🙂
      Merci, Pierre. Pour tout.
      passe une douce journée.

  23. Si je comprends bien, Quichottine, le Lutin bleu (toujours aussi malicieux et inspiré) a fort bien fait de fulminer en son for intérieur . Les mouchoirs que les jeunes filles ne mettent plus dans leur décolleté signifie que, çà y est, elle deviennent adultes et sont prêtes à quitter le nid parental : Il ne reste plus qu’aux parents à l’accepter comme il se doit…

    • Peut-être… les parents ont toujours un peu de mal à se retrouver seuls. 🙂

  24. Bonjour Quichottine. Merci de nous conter cette anecdote amusanre d’un temps où il existait des carnets de balet où les mouchoirs n’étaient pas en papier. Bisous

  25. Heureusement que je suis abonnée par WordPress sinon ce mouchoir-là m’échappait mais je ne dirais pas où.
    Excellent moment à suivre cette fulmination.

    Bisous rieurs et tendres ma Quichott’

    • Il y a eu un bug dans les newsletter de jetpack.
      Mais ça semble réglé.
      Bisous tout plein. Je suis contente que ça t’ait plu.

  26. Toujours tu me fais sourire avec tes mots ! …
    Merci pour çà ! Passe une douce journée je t’embrasse ♥

    • Merci, Cri. 🙂
      J’en suis ravie.
      Je t’embrasse. Passe une douce soirée.

  27. Coucou Quichottine
    Ne me souviens pas avoir mis un jour un mouchoir dans mon soutien gorge…. ?
    Mais il est vrai que, « de mon temps », on ne mettait que fort tardivement un soutien gorge….
    Mignon comme tout, ton histoire !
    Merci Quichottine et gros bisous

    • Je ris… c’est vrai qu’il y a eu un temps pour tout. 🙂
      Je suis contente qu mon histoire te plaise.
      Merci pour tout, Luciole.
      Gros bisous et douce soirée.

  28. C’est un vrai plaisir de te lire Quichottine.. La fin ma bien fait sourire….
    En c moment je n’ai pas beaucoup le temps de passer sur les blogs..
    Bonne et douce journée..

    • T’en fais pas, je comprends tout à fait…
      Prends bien soin de toi et des tiens, Mireille.
      Passe une douce soirée.

    • Merci pour ce sourire, Adamante… Je suis heureuse que ça t’ait plu. 🙂

    • Il se passe souvent des choses, même quand je ne suis pas là… 😉
      Bises de douce soirée, Denis. Amicales pensées.

  29. Bonjour Quichottine,

    Ah, cette histoire de mouchoir est savoureuse. Et le vieux militaire, louchant sur le jeune corsage offrant son aide! j’imagine le tableau.
    Merci pour le sourire
    Bisous de bon jeudi

    • Je ne doutais pas que tu saurais l’imaginer… 🙂
      Merci, Martine. Bisous et douce soirée de dimanche.