Les années…

L’aube se levait sur la Quichottineraie. Les arbres, petits et grands, petits ou grands, étiraient leur ramure comme nous l’aurions fait de nos bras, tout en bâillant à se démettre la mâchoire…

– Tu as déjà vu des arbres mâchouiller ?

La Bibliothécaire ouvrit tout grand les yeux, se les frotta pour être sûre d’avoir bien vu.

Son Lutin bleu avait surgi de nulle part, s’était installé devant la fenêtre… comme si de rien n’était, identique à lui-même… comme toujours… avec un petit quelque chose pourtant… de différent !

Il virevolta comme l’aurait fait le danseur d’un ballet, ou un enfant heureux…

– Tu n’avais donc pas disparu ?

– Mais non ! Tu as eu tort si tu t’es inquiétée…
Tu sais bien que si je devais partir un jour de façon définitive, tu serais la première à en être informée !
Comme ton amie Annie, j’avais besoin d’un petit contrôle technique…

– Un contrôle ? Vous en avez aussi ?

Après n’en avoir pas cru ses yeux, Quichottine ne pouvait en croire ses oreilles. Décidément ! Il se passait de drôles de choses par ici…

– Évidemment ! Tu penses bien qu’à mon âge, il faut que je mette à jour mes…

– Ne me dis pas que tu es programmé, qu’il faut que tu fasses des mises à jour comme mon ordinateur ? Et quel programme ou extension de ton apparence corporelle comportait des failles de sécurité ?

– Tu dis n’importe quoi ! J’ai seulement vérifié que je n’avais perdu aucun de mes pouvoirs… À rester ici du matin au soir et du soir au matin, il faut dire que je n’ai guère l’occasion de m’en servir…

– Bon… je ne dis plus rien… Si !… Tout va bien ?

– “Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles”… comme dirait ton ami Voltaire… J’ai dû seulement me résoudre à changer ma houppelande. Il faudra des années avant qu’elle retrouve l’aspect “rapiécé” qui convient à mon état de Lutin bleu et d’écrivain.

– C’était donc ça… murmura Quichottine en aparté pour ceux qui les observaient sans rien dire. Les écrivains, chez vous, ne font donc pas fortune ?

– Qu’en ferions-nous ? Nous n’avons besoin que du minimum vital : des fleurs, des arbres et du vent… un peu de soleil aussi, et surtout, d’une nuit généreuse en poussière d’étoiles…

– C’est déjà beaucoup… Mais tu as raison, tu as pris le meilleur de nos vies.

– Le meilleur pour nous… Pour toi, je ne sais pas.

La Bibliothécaire ne répondit pas. Elle regardait au loin, très loin, là où la source avait jailli, autrefois, dans le jardin secret. Même si loin, tellement hors de portée, elle entendait l’eau chanter, jouer avec les cailloux qu’elle entraînait sur le lit sablonneux d’une rivière capricieuse.

– Alors ?

Le Lutin bleu insistait… Il savait bien que les visiteurs espéraient une suite à ce voyage à peine commencé.

– Dans le temps ou dans l’espace ? As-tu choisi ?

Quichottine avait relevé quelques livres sur ses étagères – les visiteurs n’étaient pas toujours très soigneux –, en avait ouvert un, sans toutefois s’y attarder… Puis, tranquillement, sans rien dire, elle s’était assise, s’enfonçant avec bonheur dans le grand fauteuil bleu, devant la cheminée…

Ils avaient beau dire, les empêcheurs de rêver en rond, ce n’était pas si grave d’allumer du feu dans sa bibliothèque… Les livres étaient à l’abri, la cheminée ramonée chaque année avant l’hiver… C’était si agréable de regarder longuement les flammes puis les braises, d’y voir autre chose qu’un simple feu.

Photo © Hirondelle
Photo © Hirondelle

Elle n’avait que peu de souvenirs de sa petite enfance, quelques images qui devenaient très floues avec le temps. Les avait-elle inventées, puisque personne désormais ne pouvait les lui conter ?

Elle eut cinq ans soudain… en plein désert.

Zénina, le fort gardé par des spahis, celui dont il ne fallait pas franchir les portes. Le sable était partout, jusque dans l’air qu’elle respirait. Derrière les murs, parfois, de grandes tentes se dressaient, les chevaux, les chameaux, le repas partagé après s’être lavé les mains sous l’eau que l’on versait au-dessus d’un receveur de cuivre ouvragé… Manger assis en tailleur sur de grands tapis tissés à la main dont elle voyait encore le rouge, si vif, les couleurs, les dessins… La “fantasia” qui clôturait la visite des Touaregs…  De grands hommes vêtus de bleu dont on lui contait les aventures comme s’ils étaient des chevaliers, conquérants de cet “ailleurs”, si pleins de mystères qu’il aurait fallu des années pour tout connaître d’eux.

Zénina… le père qui rentrait à cheval, la cravache à la main. Et puis… Bernard.

Peut-on être amoureuse à cinq ans ? Il en avait peut-être trente. Elle ne voyait plus son visage, à peine son sourire… mais elle entendait encore le rire du jeune médecin militaire, le “Toubib”.

Ce jour-là, il lui avait offert et glissé, comme un bracelet autour de son poignet, un petit rond de serviette d’argent ciselé.

« Quand je serai grande, je t’épouserai…»

Comme elle aurait aimé être déjà jeune fille ! Pouvoir danser avec lui autrement qu’à bout de bras, quand il la soulevait et la faisait tournoyer dans les airs… Elle était si légère alors, si petite, trop petite… et elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé, comme elle n’aimerait jamais plus.

Il ne l’avait pas attendue, comment l’aurait-il pu ?

Et Quichottine se demanda où était passé l’anneau d’argent…

Perdu, sans doute, enfoui dans un château de sable aux portes du Sahara.

(à suivre)

42 commentaires à propos de “Les années…”

  1. Une belle rêverie, où l’enfance s’enroule à la source et aux flammes de la mémoire.

  2. Merci de m’avoir fait revivre une fantasia au Maroc où je ne suis allée que pour les vacances. J’avais été fascinée par ce spectacle et ces beaux cavaliers. Voila ce que tu m’as rappelé aujourd’hui. Vite la suite ….. Bisous

  3. Bonjour Quichottine,

    oui, on peut être amoureux très très jeune.
    en te lisant, je sens combien ma cheminée montagnarde me manque. Elle était encadrée de livres. quel beau mur j’avais
    merci pour cette jolie histoire
    Bisous
    😉

  4. Sourire aux mots de la petite de cinq ans qui a déjà jeté son dévolu sur un « vieux »…. à suivre mais volontiers Quichottine, bises

  5. Oui, on peut être amoureuse à tout âge, mais c’est beau quand on est très jeune …
    J’adore tes discussions avec le lutin. 😉
    Bon mardi, chère Quichottine
    Bisoux doux.
    .ƸӜƷ.•°*”˜˜”*°•.ƸӜƷ.•°*”˜˜”*°•.ƸӜƷ.
    dom

  6. Coucou a Quichottine.
    L’amour nous tombe dessus à tout âge !!!! Cette petite fille l’incarne bien ! à suivre doc …
    Bises et bon mardi. ZAZA.

  7. Ah ! cher Lutin Bleu… Retourner dans son enfance, courir sur les rochers, sur le sable, attendre la grosse vague qui te ramène au bord après t’avoir roulée et bien secouée… Tu vois, la mer me manque !
    Le jardin qui était « immense » à nos yeux d’enfants, les vieilles voitures (sans moteur…) où les filles rêvaient de monter alors que c’était le domaine des frères et des cousins.
    Pas d’amourette, les écoles n’étaient pas mixtes de mon temps… mais ma copine imaginaire, Lilette, que tu connais peut-être ?
    Que c’est beau un feu de cheminée. Je rêve encore d’avoir une cheminée à la maison…
    Que dis-tu Lutin Bleu ? Si je veux, je peux ?
    Je t’embrasse, ainsi que Quichottine ^!^

  8. L’anneau d’argent est peut-être caché sous le rocher de la source…..
    ( je voulais mettre mon article là bas…mais pas possible)
    Buenos dias, amiga mia

  9. Merci pour ce voyage…ma mère avait été amoureuse d’un Spahi de sa grande cape dans laquelle elle se cachait de ses parents et la « Chechia rouge » . En cette saison la couleur et la chaleur sont bienvenues. Un récit fluide comme le sable du désert, bonne journée.

  10. Quel beau souvenir d’amour enfantine… Le bracelet-anneau est dans ton coeur ma Quichottine 🙂
    GROS BISOUS et doux mardi !

  11. L’amour n’a pas d’âge et fort heureusement d’ailleurs.
    Merci pour cet envol en rêveries .
    Ce feu de cheminée aussi, une de mes rêveries, mais pour le moment… ce sera sans.
    Merci pour ce moment partagé et bonne journée à toi

  12. peu de souvenirs de mes 5 ans, mais de 6 oui avec aussi les dunes, les hommes bleus sur leurs méharis, la légion étrangère, les marches dans le désert et la prison militaire…
    Je n’avais pas de livres, juste les magazines de tricot et de couture de ma mère
    pas de cheminée non plus hélas

  13. « le vert paradis des amours enfantines… » bien sur qu’on peut aimer à cet âge, avec intensité et pureté; as tu recherché la trace du beau Bernard, des photos pour confronter ton souvenir ? « un château de sable aux portes du Sahara », alors là tu nous embarques sur ton tapis volant !!!!

  14. belle ton histoire..vraie ?…
    bien sûr que l’on tombe amoureux à n’imùporte quel âge ! heureusement sinon la vie serait bien monotone, et tant pis si la séparation est douloureuse sur le moment, après cela fait de bien
    beaux souvenirs,
    MIAOU !!!!

  15. comme dis emma, tu abordes là un sujet délicat avec délicatesse et poésie et la complicité du lutin bleu.
    bises Quichottine et belle soirée

  16. quand je lis tes récits le monde s’arrête autour de moi et je vois de mes yeux oui je vois ton Lutin
    et j’image une vieille femme , mais non pas toi rho ! vieille en age et en sagesse pas en aspect …c’est paisible …reposant…avec des temps de pause …j’adore !

    belle fin de journée…bisous

  17. Oui, on peut tomber amoureux très jeune ! Merci pour ce joli souvenir, si bien évoqué, magique, d’un autre monde ….
    Oui, c’est bon, de se perdre dans la contemplation d’un feu de bois, qui danse, qui pétille ….. nous n’avons pas de cheminée ici, et ça me manque…
    Je t’embrasse, Dame, que ta soirée et ta nuit soient douces

  18. se laisser porter par le rêve ! c’est magnifique
    Aimer à 5 ans ….oui tout est possible au royaume des enfants
    merci pour cette jolie histoire pleine de douceur et de poésie
    douce soirée ma Quichottine

  19. Ah lire au coin du feu, oui c’est jouissif. Encore faut il avoir de bons bouquins, c’est pas gagné…
    Passe une belle soirée.

  20. On peut aimé à tout âge, comme on peut avoir de la peine aussi. J’ai hâte à la suite.

  21. Oui , on peut être amoureuse , d’un amour tellement beau et sincère.
    De beaux souvenirs qui s’égrènent à la chaleur de la cheminée.
    Je suis toute ouie pour la suite.
    Douce soirée, bises Quichottine

  22. Une grande rêveuse cette petite fille, un grand coeur aussi, le « toubib », c’est celui qui soigne les autres, comment ne pas tomber amoureuse d’un tel homme . Bises VITA

  23. Perdu l’anneau d’argent? peut être pas! le sable protège…
    Belle histoire…. et je pense à ma petite fille qui tous les soirs me disait: » dis, mamé, tu racontes encore quand tu étais petite! »
    Bises
    Dany

  24. Toutes les petites filles ont été amoureuses !
    De merveilleux souvenirs d’enfance qui reviennent comme cela;il suffit d’un rien …Merci de les partager avec nous;
    Je t’embrasse

  25. Une histoire bien jolie ! Le Lutin Bleu t’inspire ,et nous inspire de belles pensees profondes et tendres.
    Bonnes vacances Quichottine.

  26. J’avais les tentes et les tapis, le soleil et les cuivres. La poussière était mon sable et mon amour d’enfant était aussi « vieux » que le tien. Et sais-tu ? Il s’appelait Clément… C’est drôle, je ne m’en souvenais plus avant d’avoir lu tes mots ! Il gérait une ferme où nous avons habité, un temps. J’avais 25 ans quand je l’ai revu, avec des yeux d’adulte : la petite fille avait raison, il avait toujours du charme… et était toujours célibataire ! Mais un peu vieux !!!

  27. De jolis souvenirs de ton enfance et quel bonheur lorsqu’ils reviennent ainsi, colorés, tendres et même romantiques ! C’est une très belle page Quichottine

  28. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles sans aucun doute mais il ne faut pas oublier qu’ « il faut cultiver notre jardin ». Bien qu’en ce moment en guise de jardin ce serait plutôt une rizière. Ce serait assez marrant de voir les « marches » du Massif Central se couvrir de riz et les vaches limousines remplacées par des buffles

  29. Une bien belle histoire à rêver devant un feu de cheminée et, pourquoi pas, laisser le temps remonter, loin, loin ,dans notre passé, pour nous rappeler nos amours de jeunesse! Ma grand mère m’a souvent raconter mon premier amour, celui dont je n’ai aucun souvenir car je n’avais que deux ans: c’était à l’école maternelle, Il était un magnifique petit garçon ébène, j’étais haute comme la moitié d’une pomme et Il me protégeais … dommage que je ne puisse rêver à présent à ce gentil protecteur!
    à bientôt pour la suite de ton histoire; Simone

  30. C’est une bien jolie histoire que tu nous contes. Certains adultes plaisent particulièrement aux enfants. Bisous

  31. Comme la bûche dans le feu qui nous illumine de belles flammes dansantes avant de devenir cendres, nos souvenirs nous reviennent éclairer nos pensées avant de replonger dans les ombres du passé…

  32. Tu en as de la chance d’avoir autant de souvenirs précis de ton enfance.
    L’anneau d’argent attend peut être patiemment d’être découvert et pourquoi pas refaire le bonheur d’une autre petite fille.
    J’aime bien ta façon de raconter les histoires,on a l’impression de les vivre avec toi.

  33. tu es mélancolique chère Quichottine … nous pouvons encore rêver .. la vie est toujours là, pleine de surprises. Bises

  34. Tes songes te transportent dans des images, des souvenirs d’enfance agréables
    Merci de les partager avec nous
    Je t’embrasse