Sébastien Thiéry, « Comme s’il en pleuvait »

Et si… si, finalement, tout n’était pas réalité ?

 

– Tu veux dire quand ? Où ? Ici ? Bien sûr que tout n’est pas réel dans notre monde virtuel…

 

Là, tu repars dans des considérations où je ne te suivrai pas. Ici, la réalité, ce sont les échanges que nous avons toi et moi, et mes aminautes et moi… et…

 

– Bon, admettons que les mots échangés comptent.

 

Ils comptent forcément ! Tu n’as pas vu ?… depuis le premier jour, nous en sommes à … Plein ! Je ne peux même plus les compter…

 

– Sur les doigts de la main ? Ça fait longtemps déjà !

 

Plus que cela… avant, je comptais en étoiles, tu te souviens ? À défaut de compter les étoiles dans le ciel… parce qu’il y en a trop !

Non, je pensais au théâtre… Tu imagines ? S’il avait plu de vrais billets de banque…

 

– ça aurait été terrible… parce que si tous ont fait la même chose que toi…

 

Moi, mais je n’ai rien fait, moi…

 

– Ah bon ? Et d’où sortent ces billets ?

 

Le Lutin bleu posa sur le bureau de Quichottine trente euros factices dont elle ne pourrait cacher la provenance…

 

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Je ne sais pas, moi… Ils sont arrivés là par miracle.

 

– Un miracle ? Tu en as de bien bonnes toi… ! Il ne manquera plus qu’un Monsieur Traque pour venir éclairer ta lanterne, effacer tes illusions, et te prouver que tout cet argent venu du ciel était bien mal acquis…

 

Mais non…

 

Quichottine jeta un regard inquiet vers la porte… Voyons, par où était-il entré, cet homme menaçant ?

 

– Et voilà ! Tu vois bien ! Lorsqu’on a tant d’argent devant soi, alors qu’on en manquait un peu…

 

Ils n’en manquaient pas, ils avaient suffisamment pour vivre, pour manger, et pour se payer un loyer…

Tu as bien vu !… ou plutôt entendu… ce qu’il disait à sa femme.

 

« Je ne le mérite pas ? Je ne le mérite pas ? Je me suis collé six ans d’études de médecine, plus quatre pour ma spécialisation ! Je suis au bloc tous les matins à sept heures… plus cinq gardes par mois ! Cinq gardes par mois ! Cinq nuits blanches où je dois endormir des connards qui se sont plantés sur leur scooter… ou des vieilles tarées à moitié séniles qui sont tombées de leur lit pour aller pisser ! Je passe mes nuits à endormir tout le monde, alors que c’est moi qui tombe de sommeil ! Et tu oses dire que je ne mérite pas ce fric ? Ça fait quarante ans que je ne dors plus… Je suis complètement cuit, je suis vidé comme un poulet. Tout ça pourquoi ? Hein ? Un soixante-dix mètres carrés dans le quinzième, une 406 diesel… et quinze jours de vacances à La Grande-Motte ! C’est ça ma récompense ? La Grande-Motte ! Si au moins on me disait merci ! Juste merci ! Mais ça ne viendrait à l’idée de personne ! de dire merci à un anesthésiste… Les cancérologues, les rhumatos, les chirurgiens… Ça, la reconnaissance… eux, ils y ont droit ! Les cadeaux, les bouteilles de vin, les boîtes de chocolats… Là, ça tombe… Il en pleut tous les jours ! Moi rien ! On m’a jamais rien offert ! Même pas un paquet de bonbons pour me remercier… Pas un bonbon ! On ne m’a jamais dit bravo ! Pas un merci en quarante ans de boutique ! Tu trouves ça juste ? Pourtant je fais bien mon boulot… Je suis précis, je fais gaffe… Je ne me suis jamais planté dans une injection. Je n’ai jamais déconné sur un dosage… Mes patients s’endorment… se réveillent… J’ai jamais refroidi un gars de ma carrière ! Pas la moindre erreur médicale dans mon dossier ! Je suis un bon, quoi ! J’ai même écrit une thèse sur les effets secondaires du Flaxedil… mais tout le monde s’en fou ! Tout le monde s’en branle des effets secondaires du Flaxedil ! En revanche si je me plante ! si je commets une erreur… Alors là, là on va me parler… Là je vais l’entendre LA FAMILLE ! Elle va défiler dans mon bureau LA FAMILLE ! Je deviens une ordure ! un assassin ! Et c’est le procès ! Merci ! Merci l’anesthésie ! Merci l’anesthésie ! (Un petit temps.) Alors, quand je tombe sur vingt-huit mille deux cent trente euros dans mon salon, excuse-moi mais je trouve que je les mérite ! »

(L’avant-scène Théâtre n°1327, p.34-35)

 

Est-on jamais payé vraiment à la mesure de ce qu’on fait, des responsabilités prises ? Je ne sais pas. J’écoutais Bruno alors que nous étions passés des cent premiers euros oubliés par hasard sur la table basse du salon et dont ni Bruno ni sa femme – Laurence – ne connaissaient la provenance, à ces billets qui surgissaient de la moindre porte ouverte.

 

À quel moment serais-je passée, moi, de la surprise au constat que l’argent était tout à fait mérité, qu’il ne fallait plus s’interroger ?

 

Je reviens en arrière… oui, à quel moment l’argent devient-il brusquement un sujet de discorde, d’inquiétude, pour l’une, et un cadeau mérité pour l’autre ?

 

« Bien sûr… Tu trouves cent euros, tu décides que c’est un billet volant, un billet migrateur… Tu vas bouffer, et tu t’amuses ! Hier, tu ne te posais pas toutes ces questions ! Cent euros, c’est un billet qui vole ! Donc, cent euros c’est rien ! Et deux cents euros c’est quoi ? C’est rien ? Et mille euros c’est rien ? À partir de combien c’est quelque chose ? Combien il en faut pour que tu te poses toutes ces questions ? et que tu te mettes à m’insulter ? Combien il en faut pour que ça te dégoûte ? Donne-moi un chiffre pour que je comprenne… Que j’aie l’air moins con ! À partir de combien, l’argent, c’est sale ? Hein ? C’est quoi ton seuil ? »

(p.32)

 

L’auteur, parce qu’il y a un auteur derrière les acteurs qui l’interprètent sur scène, l’auteur égratigne au passage, ceux qui parlent plus qu’ils n’agissent.

 

« […] Être de gauche, ce n’est pas forcément porter un pull qui gratte et manger du pâté de foie en boîte ! On peut être socialiste et se faire plaisir, non ? On n’est pas condamné, sous prétexte qu’on a des valeurs humaines, à s’habiller comme un con et à bouffer de la merde. Qu’est-ce que ça veut dire ce discours ? Je suis tout à fait d’accord pour partager avec ceux qui n’ont rien !

Laurence : À condition que tu aies toujours tout !

Bruno : Merde ! (Un temps.) Tu veux un peu de caviar ? »

(p.39)

 

On rit, c’est vrai. On rit parce que tout est à la fois si vrai et si terriblement absurde.

 

Et puis… il y a la salle qui suit, qui se demande ce que seront les prochaines raisons évoquées, pour garder tout, bien sûr…

 

Cet argent qui arrive d’on ne sait où, qui semble se multi
plier à l’infini, qu’on ne peut plus même plus compter tant il y en a.

 

 

Mais il est bon de sentir qu’on n’a pas encore perdu la raison, qu’on est brusquement capable d’arrêter de rire, tous ensemble… parce qu’il s’agit soudain d’égalité, cette égalité qui est au fronton de nos mairies, que nous légiférons à qui mieux-mieux, pour la rendre plus visible… mais qui n’est jamais qu’une utopie de plus.

 

Là… le silence est grand. Autrefois nous disions « un ange passe »… Il passe s’est vrai. On peut le sentir à travers le frisson que je ressens encore en pensant à ceux que Bruno croise chaque jour, à l’hôpital… et pas seulement à eux.

 

Nous sommes vivants, si vivants !

 

Le rire, oui, les pensées qui nous assailliront ensuite, parce que la comédie n’est pas une farce burlesque, malgré le langage familier, si conforme à celui d’aujourd’hui, celui que nous utilisons lorsque la colère efface les vernis laissés par notre éducation.

 

Alors… On me l’a demandé en commentaire, et je crois que c’est important de vous répondre ici.

 

Oui, j’ai aimé, parce que ce théâtre-là est proche de nous, tout en étant suffisamment exagéré (mais pas trop), parce que chacun peut y prendre ce qu’il veut.

 

Je dirai que c’est une caricature… de celles qui déplaisent parce qu’elles soulignent ce que d’autres ne verraient pas sans elles.

 

Ce que je dis ici n’est rien, juste un moment, trop bref, d’une soirée où des acteurs de tout premier plan nous donnaient tant à voir et à penser qu’il serait impossible de tout raconter, même si je le voulais.

 

121120 Paris 8

 

Merci à eux, à tous ceux qui ont permis que cette soirée théâtrale au théâtre Édouard VII soit une réussite.

 

… et merci à vous de m’avoir suivie jusqu’ici.

 

34 commentaires à propos de “Sébastien Thiéry, « Comme s’il en pleuvait »”

  1. Tout d’abord, j’ai pensais que tu jouais au Monopoly..Ou que tu étais l’heureuse gagnante de l’Euromillion…
    L’argent,il en suscite des discussions et des querelles, alors qd on peut en rire…..VITA

    • Mieux vaut en rire, c’est vrai…

      J’aurais bien aimé gagner à l’Euromillion… mais je ne joue pas.

      Je crois que je suis une mauvaise perdante.

      Passe une douce soirée. Bises à toi.

  2. Une pièce que j’aurai bien été voir… Merci ma Quichottine pour cet excellent article. Bises et bonne soirée

    • Merci de l’avoir lu… Il est un peu long.

      Mais bon, il semblerait que j’avais beaucoup à dire.

      Bises et douce soirée à toi aussi.

  3. Il est réconfortant de se dire qu’on peut savourer un grand bonheur en grignotant un morceau de pain grillé qui parfume le petit matin, alors que les petits déjeuners stylés du Hilton doivent être bien pénibles à la longue… Sans doute l’argent n’est pas un but en soi… j’ai lu justement aujourd’hui un article au sujet du sport.. Le vieux monsieur qui parlait se disait scandalisé par les sommes qui récompensent les sportifs, alors qu’on doit faire du sport pour se dépasser…
    Mais à part quelques ascètes, qui peut s’accrocher à ces belles idées sans jamais avoir envie de toucher un peu du gros lot???
    Merci pour ce partage, Quichottine, j’imagine bien Arditi déclamant ce « réquisitoire » 😉
    Je t’embrasse, et te souhaite une bonne nuit.

    • Mon père adoptif disait… il y a bien longtemps déjà… que nous étions en pleine décadence. Il assimilait cela à l’empire romain.

      « Lorsque les chercheurs gagnent moins que ceux qui ne sont là que pour notre plaisir, c’est le début de la fin »…

       

      Les salaires de certains sont tout à fait scandaleux… Je suis d’accord. Mais je ne sais pas ce que je ferais si je touchais le gros lot…

      Saurais-je ne garder que l’indispensable et distribuer le reste à ceux qui n’ont même pas le nécessaire ? Je ne sais pas.

       

      Je t’embrasse. Passe une douce soirée. Merci pour ce partage qui me touche beaucoup.

  4. Mais il fallait bien tout dire ….sourires !!!
    Merci pour ce partage ..l’argent étant porteur bien souvent de disputes !
    Bises Quichottine

    • Je suis navrée pour ceux qui avaient peu de temps…

      Merci à toi d’avoir suivi jusqu’au bout.

      Bises et douce soirée.

  5. je sens que j’aimerais beaucoup.
    En plus, avec deux acteurs que j’apprécie particulièrement.
    Merci pour cet aperçu de cette pièce.
    Bon début de semaine
    Bisoux doux

  6. Avec ces quelques extraits, on comprend que l’auteur fait passer ses idées sur les comportements des gens .
    Remercier un obscur médecin, cela ne se fait pas souvent . On a tellement l’impression que tout nous est dû dans cette époque de superflus divers!
    Il est difficile de dire si on mérite de l’argent ou non.Tout dépend du vécu de chacun .
    Il est vrai qu’en France, avoir de l’argent est mal considéré,même s’il est honnêtement gagné.Nous ne sommes pas décomplexés comme les américains sur ce plan là!
    Je te souhaite une bonne semaine . bISOUS

    • Sourire… C’est vrai que l’argent est encore un sujet tabou… Les Américains en parlent volontiers, mais je me demande parfois s’ils disent vraiment la vérité ou s’ils l’exagèrent dans un sens ou un autre selon ce qui les arrange.

       

      On devrait pourtant faire la différence entre ceux qui ont acquis leur richesse par leur travail et ceux qui ne font que profiter de celui des autres…

      Bisous et douce semaine à toi aussi. Merci !

  7. ah! ah! faux moneyeur va…j’avais fabriqué un billet de 600 francs quand on découvrait il y a déja un bout de temps, les premiers scanners et les imprimantes couleurs…ce devait être dans les années 85-90…une autre époque…

    • Sourire… C’est donc toi le faux-monnayeur. Moi, je n’ai fait qu’attraper un billet au vol… et mon voisin aussi qui me l’a donné ensuite.

      Crois-tu qu’il ait pensé que j’étais tout juste bonne à jouer au Monopoly ?

      Bises et douce journée à venir.

  8. oui à partir de combien , c’est un vol ?? 1€ ou 1000 €
    ventre affamé n’a pas d’oreilles !
    merci pour ton analyse ! bises !

    • Personnellement, je dirais qu’il n’y a pas de différence… c’est une question de zéros, mais l’acte est le même.

      Cependant, vois-tu, je n’enverrais jamais Jean Valjean au bagne.

      Bises et douce journée à venir, Lady Marianne. Merci à toi.

  9. merci d ‘avoir partagé cette pièce avec nous. tu me donnes encore plus envie de la voir !
    bises et bonne fin de journée

    • Si tu en as l’occasion, j’espère que tu me diras ce que tu en auras pensé.

      Bises et douce soirée à toi.

  10. J’ai beaucoup aimé les extraits de texte et notamment celui sur l’anesthésiste, c’est si vrai. C’est vrai aussi pour les autres médecins. Ma fille est gastro à l’hôpital. Elle est peu payée par rapport à tout le travail qu’elle donne, les nuits de garde, les astreintes, les journées de 12 heures. Il ne faut pas croire qu’elle ne reçoit que des remerciements. Elle se fait parfois insulter aussi. Les gastro ont comme patients de nombreux alcooliques. J’irai bien voir cette pièce. Un nouvel écrit sur quai des rimes : http://quaidesrimes.orange.fr. (je ne sais pas si tu es sur Orange. Mais Orange ne transmet plus les new’s letters d’over-blog). Bises.

    • Orange et l’ancien Wanadoo qui en dépend ne reçoivent plus rien… j’ignore si ça s’arrangera.

      Je reçois tes news sur Hotmail. Pour l’instant, pas de soucis là-bas.

      Souvent, quand on pense aux médecins on se dit qu’ils ont de la chance et qu’ils ont tout ce qu’il faut pour être heureux. C’était peut-être le cas autrefois. Aujourd’hui beaucoup de choses ont changé.

       

      Merci pour tout, Martine. Bisous et douce journée.

  11. Dans le « Maître et Marguerite  » de M. Boulgakov, le « Professeur Woland »(le diable) au « Théatre de Variètés » séme la panique dans la socièté Russe soviétique en lançant de vrais billets lors de son spectacle de magie. Je ne sais pas si dans cette pièce une référence est faite à ce livre?
    A lire ton article on voit que tu en as eu pour ton argent de fou rire.. un vrai bonheur, merci de l’avoir partagé avec nous. Cordialement.

    • Je n’ai pas trouvé de référence à ce livre… que je ne connaissais pas.

      J’imagine la panique que ça aurait été mardi si les billets avaient été vrais…

      Je pense que je vais malgré tout rapporter au théâtre ces deux billets qui ont maintenant fait leur ouvrage ici. 🙂

      Merci pour ce message et pour avoir fouillé ainsi dans les articles parus.

       

      Passe une douce journée.

      Amitiés.

  12. Je te comprends et t’ai bien suivie.Tu as admirablement bien analysé l’atmosphère. Une pièce entre la réalité et l’exagération , mais il le faut pour  » avaler » les vérités émises. Merci pour ce tableau vivant que tu as si bien brossé.Belle soirée, bises Quichottine

    • Comme tu le dis si bien… des vérités qui ne sont pas toujours bonnes à entendre, mais qui sont bien passées, le rire aidant.

      Bises et douce soirée, Erato. Merci !

  13. bonsoir, ma chère Quichottine,
    il n’est pas long, il est excellent ton récit de cette soirée, mêlé au spectacle lui-même, aux répiques, au réflexions…
    bonne soirée à toi
    gros bisous d’amitié
    jean-marie

    • Merci… c’est gentil, Jean-Marie.

      Je suis contente qu’il t’ait plu.

      Passe une douce journée à venir.

  14. J’ai cru que c’était toi l’heureuse gagnante de la cagnotte de l’Euromillion … t’es ma copine heing! 🙂

    • Sourire… Promis, si je gagne un jour, je partage… Mais hélas, comment gagner quand on ne joue pas ?

      Bises et douce journée Kri.

  15. Merci de partager ici cette pièce de théâtre, tes réflexions. Ah l’argent, l’euro ! au début de ton article je me demandais où tu voulais en venir, (sourire) !
    Merci et très bon début de semaine
    Gros bisous

    • Je crois que c’est souvent comme ça…

      Mais je suis contente que tu ne te sois pas sauvée avant de tout lire.

      Merci et douce soirée à toi. Gros bisous.