Philippe Besson, En l’absence des hommes (2)

Hier, je vous parlais d’un cadeau… et je suis certaine (alors que je suis au loin, sans connexion possible et que j’en profite pour « préparer » d’autres partages que je recopierai dès mon retour) que certains d’entre vous y auront trouvé matière à contradiction. J’aurai l’occasion d’y revenir plus tard, sans aucun doute.

Nous écrivons, vous et moi, de quelque façon que nous le fassions, avec des mots et/ou des images, plus ou moins brièvement chaque jour, une histoire dont nous sommes les héros, même sans le savoir.

Ce n’est pas un jeu, même pour ceux qui jouent un rôle. C’est la façon dont ils s’y lancent qui compte, qui informe leur lecteur de ce qu’ils sont.

On peut décider d’ouvrir un espace plus ou moins grand, et d’accepter ou non les échanges. Mais, une fois qu’on l’a fait, cet espace fera partie d’une histoire, celle de son auteur, évidemment, mais aussi, par ricochet, de ceux qui le visitent et y laissent ou non des traces.

L’écrivain, lorsqu’il ouvre une nouvelle page blanche et qu’il y mets des mots – ses mots – nous ouvre les portes de son imaginaire, qui s’est construit à la fois à partir de ce qu’il a vécu, de ce qu’il a lu, de ce et de ceux qu’il a croisés sur sa route… de tant de choses, réelles ou non, mais qui font partie intégrante de ce qu’il est, qu’il ne pourra jamais nier que c’est finalement un peu de sa propre histoire qu’il nous livre lorsqu’il offre à ses lecteurs ce nouvel « enfant de son cœur » (en référence à la « signature » de Gilbert Cesbron à la fin de son roman : Notre prison est un royaume : « Adieu donc, enfants de mon coeur« ).

C’est un cadeau… que nous n’aurons que si le livre nous parvient, s’il accepte de l’abandonner à d’autres regards, de laisser d’autres que lui s’en approprier pour y mettre leurs propres souvenirs, leurs propres « interprétations ».

L’écrivain est quelqu’un qui a appris le renoncement.

Personne ne lira jamais ce qu’il a mis dans son livre, même en essayant de tout connaître, de tout savoir de sa vie, de ses amours, de ses victoires, de ses échecs. Mais, il sera heureux de voir que beaucoup l’ont lu… comme une mère est heureuse de savoir que son fils l’est dans la voie qu’il a choisie.

… Une mère…

Je sais que je digresse, trop souvent, mais ici, je voulais en venir à la mère… Celle dont on ne dit rien en quatrième de couverture du livre de Philippe Besson, celle qui est pourtant si présente derrière ces hommes « absents » du titre.

Nous avons tous une mère, un père, même lorsqu’ils ne sont plus, même lorsque nous nous positionnons « contre » l’image qu’ils ont de nous.

C’est donc cette « mère » aux multiples visages que j’évoquerai aujourd’hui.

La mère… celle de Vincent, d’abord, que nous rencontrons dès les premières pages du roman.

La mère a répété sans cesse, jusqu’à l’été de 1914 : naître avec le siècle, c’est comme un signe que Dieu nous envoie, comme une bénédiction, comme une promesse de bonheur. Elle était fière de cette coïncidence miraculeuse : ma naissance et celle du XXe siècle.

Le père, lui, a parlé de renouveau. Je crois qu’il a employé l’adjectif : moderne. J’ignorais qu’il en connaissait la signification. Il est l’homme de l’autre siècle, du passé… Il est vieux. Mes parents sont vieux. Ma conception n’était pas programmée. Ma survenance a été un hasard. Ils ont transformé ce qui n’a pas manqué d’être de prime abord une malédiction en événement majeur et attendu.

Je remercie ce hasard, cette malédiction.

(p.14-15)

Du côté de Vincent… c’est une mère silencieuse, dans l’ombre de son époux tout puissant.

Une mère qui sait, mais qui se tait

La mère, elle, se montre beaucoup plus réservée. Elle a compris ce qu’il faut craindre. Elle a écouté la rumeur qui est venue jusqu’à elle. Mais elle se tait. Elle a passé une vie entière à se taire. Pourquoi parlerait-elle maintenant ?

(p.29)

Nous rencontrons aussi la mère de l’écrivain, de Marcel Proust. Il répond au questionnement de Vincent.

[…] c’est difficile de parler de maman, je veux dire directement, en la nommant. Mes livres parlent d’elle : il vous faudrait les lire. Du reste, les livres servent aux écrivains à parler de leurs mères. Tout ce que vous voudriez savoir au sujet de la mienne, vous le trouveriez dans mes écrits. Elle est partout. Elle est au commencement, elle est là dès la première phrase écrite, elle ne me quitte jamais. Sa présence est sur tout. Elle est la figure tutélaire, le guide, celle qui montre le chemin. Le culte que je lui voue est religieux. Vous ne pouvez pas imaginer l’influence qu’elle a eue sur mon existence, celle qu’elle exerce encore près de dix ans après sa disparition. Je crois souvent que ma vie, toute ma vie s’est façonnée par rapport à elle, que tout procède d’elle. […] Comprenez-moi, il m’a fallu aussi vivre avec ce sentiment de ne pas être exactement celui qu’elle attendait, et accepter ça, et assumer ça, malgré la culpabilité. Je n’ai pas cédé sur l’essentiel, et, d’ailleurs, comment le pourrait-on ? Dans les dernières années de sa vie, nous avons aussi lutté l’un contre l’autre. Et il faut bien que le fils triomphe de la mère, c’est le sens de l’histoire, c’est la victoire du temps.

(p.56-57)

C’est vrai… Il faudra que je le relise, que j’affine la connaissance que j’ai de lui à travers des recherches qui seraient aujourd’hui « personnelles » et non « imposées » par un quelconque « programme ». Je le ferai… sans aucun doute.

Entre les deux positions antagonistes, l’indifférence de Vincent et l’adoration de Marcel pour leurs mères respectives, nous pourrions nous contenter de reléguer ces « mères » à un passé qui justifierait peut-être l’orientation de leur vie amoureuse.

Il n’en est rien. Celle qui a le premier rôle, est seule, inquiète, attentive. C’est la mère d’Arthur.

Tu dis : je dois y aller. Je dois aller retrouver ma mère. Voilà des semaines qu’elle m’attend, avec un sentiment énorme de terreur. Elle a pleuré toutes les larmes de son corps. Elle est une femme anéantie. Elle sait qu’elle peut perdre son fils à chaque instant. Elle a ce savoir-là qui est atroce. C’est inacceptable pour une mère de devoir envisager la perte de son fils. C’est la plus grande perte. Elle n’y survivrait pas. Les mères ne survivent jamais à la disparition de leur enfant. Même vivantes, elles sont mortes.

(p.47)

Parce que pour Arthur, une mère, c’est l’amour incommensurable.

C’est ça précisément l’amour d’une mère, cette effusion immense, ce débordement comme on le dit d’un fleuve qui déborde de son lit.

(p.48)

C’est l’amour de celle qui sait déjà tout, avant que les événements n’arrivent, après qu’ils aient eu lieu.

Peut-être ai-je tort de vous le confier, parce que chacun doit choisir dans un roman le personnage qui sera sa voix, son regard. Ce n’est pas toujours le héros, ou l’héroïne. C’est parfois le confident, le spectateur attentif, celui auquel l’auteur a donné un peu plus de savoir qu’aux autres.

Ici, j’ai choisi cette mère qui souffre, cette mère sans mari dans un monde où c’
était une infamie que de concevoir un enfant sans père.

J’ai choisi cette mère silencieuse qui voudrait à tout prix garder son fils en vie et qui ne veut pas lui parler de son père.

Alors, sans que j’aie rien demandé, tu évoques le père inconnu et donc forcément absent, la blessure de cette absence. Un manque béant que rien, jamais, ne saura venir combler. La certitude d’une incomplétude, quelque chose comme une infirmité, un handicap monstrueux, presque inavouable à cause du malheur qu’il charrie avec lui. Tu évoques l’imagination qu’il faut déployer pour tenter de constituer une image du père, et le désespoir ravageur au bout de ces tentatives forcément vaines, de ces essais nécessairement voués à l’échec.

Tu évoques le registre de naissance où seul figure le nom de la mère, de l’infamie que cela fut pour cette mère de devoir être qualifiée de « fille-mère ». Tu évoques la réputation qu’il faut porter comme on porte un fardeau ou une culpabilité, les railleries, les injures qu’on murmure derrière le dos, les réprobations de ceux qui se prétendent pétris de bonté parce qu’ils sont confits dans la religion.

Tu évoques cette filiation unijambiste.

Tu dis : quelquefois, j’aurais préféré un père mort, plutôt que pas de père du tout. Tu ajoutes : non. Pas quelquefois. Souvent.

(p.98-99)

Elle sait, elle sait depuis le début de l’histoire comment elle finira. Mais elle a opté pour le bonheur de son fils au détriment de tout le reste.

Cette mère-là détient la clef de son histoire, de leur histoire à tous…

Mais nous devrons attendre la fin du roman pour le savoir aussi.

110930 Philippe Besson 10-18

Philippe Besson

En l’absence des hommes

10-18, n°4188, 2009

© Éditions Julliard, Paris, 2001

ISBN : 978-2-264-04768-7

Pour en savoir davantage : Le roman sur le site des éditions Julliard.

http://www.julliard.fr/site/en_l_absence_des_hommes_&100&9782260015642.html

58 commentaires à propos de “Philippe Besson, En l’absence des hommes (2)”

  1. Une mère qui élève seule son enfant est souvent très, voire trop, possessive …
    Bon dimanche.
    Bisoux

    • Hélas, cela arrive, mais pas seulement avec les mères qui élèvent seule leur enfant.

      Passe une douce journée, Dom. Gros bisous.

  2. Ta pensée est si profonde et mûre Quichottine que nous continuerons d’apprendre avec toi l’essentiel…
    Je t’embrasse

    • Merci, Marlou.

      Je ne suis pas sûre de mériter de tels compliments, mais cela me touche beaucoup.

      Je t’embrasse. Passe une belle journée.

  3. « L’écrivain est quelqu’un qui a appris le renoncement ». C’est vrai mais j’aimerais lire ce que les écrivains n’ont pas mis dans leur livre, ce qu’ils ont renoncé à mettre en barrant, gommant…. C’est certainement cela le plus intéressant. Bon dimanche. Profites bien du beau temps. Pour moi hier ce fut une promenade de deux heures le long de l’Oise et aujourd’hui brocante Cergy village ce matin et vélo cet après-midi. Bisous

    • Je ne sais pas… Tu vois, souvent, je me dis que ce n’est pas bien d’aller fouiller dans leur brouillons pour publier leurs textes avant ratures… S’ils avaient voulu qu’ils soient connus ainsi, ils n’auraient pas raturé.

      Mais, quelque part, tu as raison, c’est sûrement une démarche que j’aurais aimé faire pour certains auteurs. Une façon de mieux les comprendre…

      J’espère que tu as passé une belle journée ce jour-là et que la brocante était agréable à parcourir…

      Bisous, Martine. Merci !

  4. Très bonne analyse… Une mère…mon dieu…elle fut chez nous la poutrelle majeur du foyer, puisque mon père fut invalide à 33 ans..il n’y avait pas la SS de maintenant, et elle a fait « marcher la boutique » toute seule….

    Beau dimanche chez vous Bises de nous deux

    • Les femmes ont eu souvent ce rôle entre les deux guerres et après la seconde… Beaucoup d’hommes manquaient.

      Merci pour ce partage, Patriarch.
      Bisous et belle journée à vous deux.

  5. Bonjour Quichottine, filiation uni-jambiste… Une fille mère, à une certaine époque un titre peu honnorable à porter sous le regard des autres… les bien pensants ! Très belle page du jour… Merci à toi… Jill qui t’embrasse !

    • Merci pour ce compliment…

      Passe une belle journée, Jill. J’espère que tout va bien pour toi. Bisous.

  6. La perte d’un fils, c’est terrible…mais on peut vivre avec… vivre et non pas survivre..vivre pleinement…et justement le faire pour lui…pour que ce que l’on vit de bon se propage jusqu’à lui…pour qu’il demeure vivant en nous puisque nous,nous vivons.

    • Je suis d’accord avec toi… on peut, on doit le plus souvent. La façon dont on réagit va nous permettre de continuer à vivre ou seulement nous permettre de survivre. Je crois qu’il s’agit de quelque chose de très personnel que chacun gère à sa manière.

      Merci pour ce partage, Gazou.

      Passe une belle journée à venir.

  7. Parler de sa mère pour les choses de la vie , les souvenirs d’enfance, ensuite on aime garder son image en soi, mais quant à moi davantage par des photos , c’est si complexe…Nous la portons tous en nous…
    Mon père « ce héros » j’en parlerais plus facilement Quichottine !

    • Je suis d’accord, elle est en nous.
      J’ignore si j’arriverais à parler de mon père… je crois que chacun a son vécu et le partage comme il peut.

      Bisous et belle journée, Marine. Merci.

  8. Le chagrin d’une mère est incommensurable à la perte de son enfant. Je lis, en ce moment, « L’inconsolable » d’Anne Godard. C’est le sujet de son roman. Elle s’exprime à la seconde personne, c’est très, très poignant.
    Merci pour ce partage Quichottine.
    GROS BISOUS et Beau dimanche.

    • Je n’ai pas lu ce roman… Tu me diras ?

      En tout cas, je crois qu’il est des pertes dont on a du mal à se remettre.

      Gros bisous et douce journée, Marité.

  9. J’aime cette description différente des mères .Chaque mère a un comportement unique qui influe sur la vie de ses enfants .On ne peut ni ne doit , ni juger , ni comparer  » les mères  » . J’attends la suite avec intéret.
    Aucune new depuis ce matin !!!
    Bon dimanche , bisous Quichottine

    • Pas de suite… Il faudra te faire toi-même ton opinion, si tu passes un jour près de ce livre en bibliothèque.

      Les news ont eu des problèmes… Hélas !

      Passe une douce journée. Je t’embrasse.

  10. Perdre un enfant c’est certainement la chose la plus terrible qui puisse arriver.Tu fais une très belle description de ce livre et comme toujours j’ai envie de le lire.Merci pour cette analyse.

  11. Décidément je ne suis pas emballée par ce roman, malgré l’importance accordée aux mères… Bonne soirée, Quichottine et bisous

    • Tu as le droit de ne pas l’être, tu sais. Je comprends tout à fait.

      Passe une belle journée. Bisous.

    • Il y a des choses que l’on n’explique pas, mais pour lesquelles ont remercie le destin.

      Merci, Loop.

  12. Une mère qui élève seule son enfant est souvent très, voire trop, possessive …
    Bon dimanche.
    Bisoux

  13. Parler de sa mère pour les choses de la vie , les souvenirs d’enfance, ensuite on aime garder son image en soi, mais quant à moi davantage par des photos , c’est si complexe…Nous la portons tous en nous…
    Mon père « ce héros » j’en parlerais plus facilement Quichottine !

  14. Toutes ces phrases sur la « mère « nous ramènent evidemment à notre propre ressenti face à l’image que nous portons en nous de la nôtre et celle que nous voulons être
    Bises Quichottine

    • Je crois que c’est quelque chose que je partage avec d’autres ici…

      Merci pour tes mots, Canelle. Passe une douce journée. Bisous.

  15. Un sujet sensible et beau, plein de richesses et de contradictions… Je m’arrête de peur d’en dire trop…..
    Bon dimanche

  16. Quand on a élevé quasiment seule ses trois enfants, on sait ce que c’est d’être mère …
    Pas reçu ta news, les problèmes recommencent avec OB ! çà devient vraiment pénible. Je n’attends pas les news, je viens directement !
    Très bon dimanche et gros bisous

    • C’est tout gentil… C’est vrai qu’OB a encore eu des soucis… Je crois qu’ils sont victimes de leur succès.

      Merci d’être passée directement.
      Gros bisous et belle journée à toi.

  17. Bel ouvrage, que tu nous met aux bord du coeur, pour un homme écrire sur « les mères » est une aventures, un risque, parfois une faute de jugement, rarement un manque d’amour !
    Bises ma Quichottine

    • Vous avez de très belles créations, originales et très vivantes… Mais j’avoue que je ne m’intéresse pas au hockey sur glace… J’en suis désolée pour vous.

  18. On ne réfléchit pas toujours à ce qu’un écrivain met de sa vie personnelle dans ses livres; et pourtant , tu as raison ;Il ne peut qu’écrire à travers son vécu , bien souvent .
    Une mère , c’est le pilier de la maison surtout pour un fils , qu’il le reconnaisse ou non .
    Je t’embrasse

    • « Qu’il le reconnaisse ou non »… Je suis assez d’accord.

      Merci, Fanfan. Passe une belle journée. Je t’embrasse fort.

  19. Ton article m’a éveillé qqs souvenirs et sans vouloir être trop amère (même si je le suis), il vaut mieux ne pas avoir de père que d’en avoir un qui ne se préoccupe pas de vous et toutes les mères ne sont pas des modèles..
    Tu m’as cependant donné envie de lire ce livre ma chère bibliothécaire..
    douce nuit
    chatou

    • Je ne peux que t’approuver, hélas !

      J’espère néanmoins que tu me raconteras si un jour tu lis ce livre.

      Douce nuit, Chatou. Passe une belle journée à venir.

  20. Il est agréable toujours, de découvrir en te suivant, d’avoir envie d’aller plus avant et de lire à son tour.
    Amitiés

    • Merci, Adamante… Je suis toujours contente quand je sais que ces présentations vous plaisent.

      Amicalement à toi.

  21. Très nombreux sont les auteurs qui évoquent la présence de leur mère plus ou moins implicitement. Quelle responsabilité pour nos génitrices !