Chapitre 2

Ce jour là, elle rentrait de vacances. Elle aurait dû être dans de bonnes conditions pour reprendre son travail, sa vie, là où elle les avait laissées. Elle avait un bon poste d’éditrice de livres pour enfants. Elle côtoyait quotidiennement des personnages étranges, très différents les uns des autres.

Il y avait l’Écrivain, avec un « É » majuscule, très imbu de sa personne. Il était toujours sûr d’avoir raison, dans ses écrits et ses paroles. Il s’écoutait penser comme si lui seul avait le pouvoir avoir d’empêcher le monde de sombrer. Il fallait le ménager. Son dernier livre avait été plébiscité par la critique et avait battu tous les records de diffusion. On en était au troisième tirage et elle savait qu’il y en aurait d’autres bien que celui-ci dépassât de beaucoup les prévisions du contrat initial. Il faut dire qu’il avait sans doute eu un éclair de génie en créant un héros sordide et méchant… le contraire d’un chevalier errant. Les adolescents de toute la France s’étaient rués sur l’aventurier, le bouche à oreille avait fonctionné. Dans les banlieues, le livre était au hit parade de la « décote inconnue » des supermarchés. La décote inconnue ! C’est ainsi qu’on appelait pudiquement les articles qui disparaissaient des rayons sans être passés par la caisse… Que penser d’un livre qui avait un tel succès ? Elle avait des principes, elle n’aurait jamais accepté le roman si son directeur ne l’y avait obligé. Et chaque fois qu’il la rencontrait dans les couloirs il lui souriait d’un air entendu : « je vous l’avais bien dit ! ». Ce sourire la narguait, et elle sentait bien que ce désaccord allait compromettre sa carrière au sein de la maison. Elle n’avait pas pris la bonne option au départ, les événements lui avaient donné tort. On parlait de ce roman pour le Goncourt des lycéens. On murmurait dans les couloirs que ce pourrait même être un candidat tout à fait honorable pour le Goncourt… tout court ! Mais elle persistait dans son opinion. Ils n’auraient jamais dû le publier. C’était un très mauvais exemple pour les adolescents. Elle avait toujours pensé qu’il fallait protéger les plus malléables et que la littérature jouait un rôle dans la société. Comment pouvait-elle accepter un roman dont le héros malfaisant gagnait sur tous les tableaux ?

Cependant, elle avait besoin de son travail, elle s’était résignée à sourire, petit sourire contrit de débutante prise en faute, et elle passait désormais son chemin, sans plus oser nier la réalité. L’Écrivain avait du succès, il fallait le regarder avec respect et lui parler avec humilité.

À côté de l’Écrivain gravitaient de nombreux autres « mangeurs de papier ».
C’est ainsi qu’elle les surnommait. L’un ou l’autre des « habitués » l’appelait parfois, pour lui dire d’un ton enjoué : « j’ai fini ». Et il avait fini en effet, une commande, ou la reprise d’un roman plus ou moins farfelu qu’il avait dû adapter aux besoins du moment. Il fallait parler de tel ou tel événement, de tel ou tel problème. Et les artisans de l’écriture se pliaient à la commande. Il écrivaient. Leurs personnages découvraient le problème et le résolvaient comme il seyait. Sans se poser d’autres limites que celles données par l’éditeur. Tant de pages, tel format… Elle n’avait jamais compris pourquoi ils ne l’envoyaient pas au diable avec ses exigences. Ou plutôt elle n’acceptait pas ce manque de personnalité. Comme elle aurait aimé entrevoir un signe de rébellion, voir l’un d’entre eux quitter son bureau en claquant la porte ! Mais non, c’est tout juste s’ils n’y entraient pas avec à la bouche une unique question : « Que dois-je modifier pour être publié ? »

Elle faisait son travail d’éditrice, sans plus essayer de comprendre, sans plus se rebiffer. Avait-elle admis enfin que le monde était régi par d’autres règles que les siennes ? Elle ne semblait pas différente de la jeune fille qui avait franchi la porte de l’éditeur, pour un simple stage de fin d’études, quelques années auparavant. On lui avait confié alors quelques tâches secondaires qu’elle avait accomplies sans encombre. Sa régularité, sa ponctualité, tout simplement le sérieux avec lequel elle effectuait la moindre tâche lui avait ouvert la porte de ce monde. C’était une toute petite porte, mais elle lui convenait. Elle ne voulait qu’approcher les créateurs de rêve, elle savait qu’elle ne pourrait jamais les imiter.

Parmi tous les manuscrits qu’on lui confiait, elle préférait les livres de contes, surtout lorsqu’ils étaient illustrés. Elle s’y plongeait comme lorsqu’elle était enfant, sans plus se soucier du temps, de l’espace. Lorsqu’elle arrivait à tout oublier, elle savait que le livre serait bon. Jusqu’alors, elle ne s’était jamais trompée. Bien sûr, elle n’était jamais seule pour décider mais son avis comptait. Elle savait convaincre les indécis lors de réunions parfois houleuses. Mais, là, elle s’était trompée. C’était quelques mois avant ses vacances. Tout s’était passé très vite, la décision de son supérieur, la publication, le succès, phénoménal. Après, il avait fallu se faire une raison. Elle avait continué son travail, elle avait continué à sourire aux personnes qu’elles côtoyait. Mais, il y avait un petit « moins » dans son regard. Qui l’avait remarqué ? Personne. Elle cachait bien son jeu. Le matin en se levant elle avait pris l’habitude de cacher ses cernes, elle posait sur son visage un sourire enjoué et enfouissait sa déconvenue au plus profond de son cœur.

Ce jour-là, donc, elle rentrait de vacances.

Elle avait croisé l’Écrivain dans un couloir. Elle aurait préféré ne pas l’avoir fait. Elle était entrée dans son bureau, avait refermé sa porte derrière elle et s’était assise, le regard vide. Les dossiers s’étaient accumulés pendant son absence… qui auraient pu lui donner à penser qu’elle était indispensable ! Mais non, il ne s’agissait que de choses sans véritable importance, qui n’avaient aucune urgence. Elles attendraient encore.

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22 commentaires à propos de “Chapitre 2”

  1. Est-ce ton narrateur arrêté dans la forêt qui lui invente son histoire? Ou est-ce elle-même qui vient faire le point sur les derniers évènements vécus?

    Je languis la suite.

    • Tout est possible, Polly. Il faudra attendre la prochaine page… (sourire, je sais que parfois ce n’est pas évident d’attendre…)

      Je crois qu’il faut laisser le temps aux personnages de s’installer dans le récit.

      Merci d’être là

  2. pas de lien apparent entre le 1 et le 2…je file au 3…

    Quichottine, je ne boude pas la bibli…juste que ces temps, c’est peut-être un peu plus difficile, alors je m’évade dans les contes…

    Je répondrai plus tard à la bibli. Bisous

    • Il faut attendre pour trouver les liens…

      Je sais que tu ne boudes pas la bibli, et j’aime bien que tu sois là pendant ce temps, aussi.

      Le jardin a perdu certains de ses visiteurs.

      Seuls restent les fidèles. Je suis contente que tu sois là !

  3. Alors là je ne sais pas pourquoi…enfin si un peu…

    Au travers de cette lecture cette femme…je te vois toi..il y a de toi en elle…

    • Je crois que chaque fois que je raconte une histoire, il y a un peu de moi… le moi en vrai, et le moi rêvé. Comment faire autrement ?

  4. Oui bien sûr, mais ce que je voulais dire c’est au’il y a du vrai « toi » et tu ne le sais peut-être pas toi même…
    Là ça se complique je sais !

  5. sûr il faut que les personnages s’installent, mais pour les personnes comme moi, qui oublie tout…d’un chapître à l’autre cela va me faire faire beaucoup de marche arrière…mais, l’avenir est devant…bises.

    • J’essaierai de ne pas aller trop lentement… Mais sinon, tu attends un peu pour venir lire. (sourire)

      Gros bisous, Pat !

  6. J’adore.

    Et soit dit en passant, c’est vrai que la littérature joue un grand rôle… c’est uen sorte de pouvoir qu’on peut utiliser pour le bien ou pour le mal… mais, le mal est tellement plus amusant… et étonnament, les gens préféreront tjs un héros méchant à un héros au coeur pur. La beauté des âmes s’étiolent….

    Biz

    • C’est gentil !

      Cela faisait longtemps que tu n’étais pas venue !

      (Euh… moi aussi ! Je m’en veux un peu.)

      Merci, Angie !

  7. Qui sait ce qu’il se passe quand on rencontre un écrivain… c’est tout bon ou tout mauvais ou un savant mélanger des deux…… ou, pourquoi pas, devenir évrivain soi-même ou « écrivaillon »… Je ne suis guère dans une « phase montante »…Tu as dû t’en apercevoir… Désolée… bonne journée.

    • Oui, je m’en suis aperçue. Tu es comme moi, tu as des hauts et des bas.

      J’espère que la phase montante reviendra vite…

      Non, ne pas devenir écrivaillon, écrire, mais seulement pour le plaisir, pour être soi.

      Bonne semaine, Petite Elfe.

  8. L ecriture dans tous ses etats …
    Des questions , des doutes , des plaisirs , deplaisir …
    Cela fait plusieurs fois que je relis ce que tu as ecrit , je m y retrouve , je m y perds .
    Bises

    • Ne te perds pas, Vagabond. La suite arrivera bientôt.

      Je souris… toi aussi il t’arrive d’hésiter, de ne pas savoir si tu vas continuer.

      Moi, c’est tout le temps.

  9. Je ne sais pas comment elle va s’en sortir….mais, dis lui que, si elle a besoin d’un coups de mains pour claquer la porte…..je peux !

    • Je connais la fin, Chris… mais il m’arrive d’hésiter sur le chemin à prendre.

      Merci pour ta proposition… et pour ce sourire que tu m’as apporté.

  10. J’ai vraiment envie de savoir la suite. C’est si bien écrit. 2 chapitres, 2 univers qui semblent bien différents… Et pourtant, on se demande, on se demande !