C’est pas moi !

Chose promise, chose due…

Un historien arabe entre maintenant dans l’histoire. Cervantès se détache encore plus du rôle d’écrivain que nous voulons lui faire jouer.

Cervantès, c’est un soldat, un collecteur d’impôts… Mais un écrivain ? Mais non, voyons, il n’est pas écrivain ! On lui racontait une histoire, on l’a planté là, à la fin du chapitre VIII… et lui, il était fort marri de ne pas en connaître la suite. Heureusement pour nous, la chance est avec lui.

Il a trouvé un manuscrit en faisant son marché… dans la juiverie de Tolède.

El Greco, Vue de Tolède, 1597-1599
(New York, Metropolitan Museum of Art)

 

Comme j’étais un jour dans la juiverie de Tolède, survint un jeune garçon qui voulait vendre certains registres et vieux papiers à un marchand de soieries ; et, comme je suis affectionné à lire, jusqu’à des papiers déchirés qui se trouvent par les rues, étant mû de cette soudaine inclination, je pris un des registres que ce garçon vendait, et le vis avec des caractères que je reconnus être arabesques. (p.83)

Il est comme Véro, il veut tout lire, partout, même dans les rues… même des papiers déchirés ! Alors, l’occasion est trop bonne. Mais… !!!!

(Et là, il faudrait plein de points de suspension, des roulements de tambours… Que sais-je ? De quoi attirer votre attention !)

Il ne sait pas lire !

Comment ? Qu’ouïs-je ? L’auteur ne sait pas lire ? Mais non… d’ailleurs il le dit

Et, combien que je les connusse, je ne les savais pourtant pas lire, de sorte que je me mis à regarder s’il ne paraissait point là quelque Morisque castillanisé qui ne les lût et me servît d’interprète […]

C’était un clin d’œil..

En fait, il sait lire, mais seulement ce qui est connu de lui.
Les caractères arabes qu’il voit là, il ne les comprend pas, il lui faut un interprète !

C’est ainsi, souvent… Nous avons besoin d’un autre œil pour nous aider à voir, à déchiffrer… Je suis sûre que ni Michka, ni Syldu, ni tous ceux que j’oublie (mais qui sont dans mes liens…je ne peux pas tous les citer ici !) ne me contrediraient. Ils cherchent à nous montrer ce qu’ils voient, le mieux possible. Ils portent un certain regard sur les choses… comme dirait Eolina ! Ils traduisent !

Cervantès avait besoin d’un traducteur.

Il le trouve… Parce qu’en cet endroit il eût même trouvé l’impossible, je crois.

Et là…

Le traducteur se tord de rire !

Moi, je lis, je me demande ce qu’il a bien pu trouver de si drôle !

Je suis sûre que ça vous est déjà arrivé… Votre compagnon de voyage est en train de lire… Il rigole ! Et vous, vous vous sentez brusquement exclu de cette joie, vous voudriez qu’il la partage… Vous jetez un coup d’œil par dessus son épaule, pour comprendre d’où vient cette hilarité contagieuse… Mais vous êtes soudain agacé. Pourquoi ? Parce que le monsieur, ou la dame, était en train de lire du chinois ! Ou bien du finlandais ou du serbo-croate… N’importe quoi qui ne vous soit pas accessible !

Ici… il n’y a aucun problème. Si le traducteur rigole, c’est qu’un mot, dans la marge, faisait allusion à Dulcinée !

Il le dit :

« Il y a donc ceci écrit en la marge : Cette Dulcinée du Toboso, tant de fois mentionnée en cette histoire, on dit qu’elle avait meilleure main à saler des pourceaux qu’aucune autre femme de toute la Manche. »

Il s’agit donc bien de l’histoire de don Quichotte, Cervantès est ravi. Il part avec le manuscrit… mais aussi avec le traducteur pour qu’ils puissent ensemble en achever la lecture.

Ce qui est fait… en un mois et demi ! C’est vrai, le temps ici nous est compté ! Je dois dire que je me régale de toutes les précisions que Cervantès dispose, de-ci, delà, dans le roman… Comme s’il était important de savoir. L’auteur est ici en quête de vérité, de légitimité… Et d’ailleurs…

Si l’on ne veut pas le croire, si l’on commence à se demander s’il y a la moindre raison de l’écouter, si tout cela n’est pas simplement une farce… Il suffit de lire ce que Cervantès écrit :

Si on peut faire quelque objection à celle-ci touchant sa vérité, elle ne pourra être autre, sinon que son auteur était arabique, étant fort propre à cette nation-là d’être menteurs ; d’autre part, ces gens nous sont si ennemis qu’on pourrait penser que celui-ci est demeuré plutôt en deçà de la vérité qu’au delà. Et par ainsi il semble que, quand il eut bien pu et dû fatiguer sa plume aux louanges d’un si bon chevalier, tout exprès il les passe sous silence. (p.84)

 

Et voilà… Vous l’avez compris :
Si l’histoire n’est pas vraie, si l’on nous a menti…
Ce n’est pas moi qui l’ai dit !
C’est Cid Hamet Ben Engeli !


Il est évident que toute interprétation autre du texte de Cervantès est recevable. Il s’agit de ma propre lecture. Cervantès se retranche derrière un autre pour pouvoir dire ce qui lui semble sans qu’on puisse l’accuser de quoi que ce soit… Ainsi font les enfants… « C’est pas moi ! » Il va sans dire que je pense, bien sûr, que Cervantès est un formidable écrivain… et qu’il n’avait sans doute pas besoin d’un autre pour voir et pour écrire le monde à sa façon.

30 commentaires à propos de “C’est pas moi !”

  1. Mais, c’est vraiment facétieux !!!!…….presque machiavélique !!!!
    Enfin, je reçois ainsi: Cervantès était rusé,comme doivent, d’ailleurs, l’etre les écrivains, allongeait le bouillon, déclinait d’éventuelles responsabilités, élégamment, ne dédaignait pas l’ironie, voire le sarcasme….
    Très vrai : on a besoin des yeux des autres pour mieux voir……mais l’impression première personnelle reste indélébile, pour les choses de la vie, comme pour la lecture d’un texte, d’un tableau ou d’une musique….

    • Je suis d’accord avec toi, Chris, comme souvent. L’impression première restera. Mais il arrive aussi qu’on puisse apprendre à aimer ce qui au prime abord n’était pas attrayant. Tu ne crois pas ?

  2. Flap … mdrrrr 

    Votre espièglerie est vrai régal … du plaisir à l’état pur !!!

    Merci 

    • Mon but est atteint si j’ai pu vous faire rire ! Cervantès écrivait pour faire rire… il y a bien longtemps !

  3. Je me disais bien que je connaissais ce tableau!!!
    En fait, j’ai beaucoup etudié l’Espagne au collège et surtout les peintres !!! Donc le greco, goya, picasso, et il m’en manque…c’est dingue l’emotion qui ressort de cette toile…

  4. Encore une belle page de lecture,
    J’en redemande comme ça tous les jours !
    Bonne nuit, Quichottine
    Gros bisous

  5. Je ne suis pas sur une étagère, je suis en Provence, rentré, enfin…
    Pour les étagères, il faudra attendre que j’ai de la suite dans les idées, car, après des années d’éccriture, je n’ai que 3 petites nouvelles à mon actif.

    • Alors, ne tarde pas trop… Parce que parfois, dans le monde du trop, il arrive que ce soit trop difficile quand on s’y prend trop tard.

  6. C’est marrant ces bonds dans ton histoire, on passe d’una article à l’autre, comme on feuillette une encyclopédie à la recherche de la bonne info. Je voulais dire un peu plus sur mes Amours, une de mes aimée est la ville de Tanger, défiguré aujourd’hui. Ville qui posède, je suppose que tu dois le savoir, un vieux theâtre, datant de la colonie espagnole. Ce lieu a également servi de salle de cinéma, il s’appelle Teatro Cervantès. Sur ce sujet, Tahar Ben Jelloun a écrit une petite nouvelle « Don Quichotte à Tanger ». C’est plus une satire de l’état de la Ville de Tanger, qu’une enième Quichotterie. Pourquoi j’en parle maintenant, c’est parce que tu tends la perche avec le nom de Cid Ben Engeli. Ben, comme l’appelle Tahar B. J., pour les 400 ans de l’Oeuvre, fait venir Cervantès à Tanger, rien que ça ! A découvrir sur le site de l’auteur http://www.taharbenjelloun.org/chroniques.php?menuimg=3&type_texte=0&id_chronique=35
    Je ne voulais pas mettre ce com ailleurs, j’aurai été hors propos, mais je conseille vivement à tes lecteurs la curiosité, donc ce lien tu le place où tu veux. Si tu ne connais pas le Teatro Cervantès à Tanger, tape cela dans Google, tu trouveras ce mignon petit batiment pour lequel des fonds ibero-marocains ont été enfin trouvés pour sa restauration. Le plus impressionant est l’intérieur, quand on y  penetre, mise à part de petites traces de squatting, on voit les rangés de sièges, figés comme si le temps s’ètait arrêté.

    • Merci à toi pour ce lien… Il est vrai que le quatrième centenaire a occasionné tout un tas de festivités et de publications.

      Tu vois, je ne connais pas Tanger… Encore merci à toi ! merci pour ta lecture efficace et les aides que tu m’apportes…

  7. C’est un petit ratoureux ce Cervantes, mais peu importe si l’histoire est intéressante. Et tu lui donne tellement de vie.

    • Je ne connaissais pas ce mot… Merci pour « ratoureux ».

      C’est vrai qu’il est un peu « tordu » mon écrivain préféré. Il louvoie souvent. Mais que veux-tu, je suis amoureuse depuis si longtemps que je lui permets beaucoup.

      Merci de me le faire relire.

  8. salut, je suis toujours étourdi par tant de verve et d’imagination……La lecture d’aujourd’hui fut comme comme toutes les autres très plaisantes…..
    Bonne journée

  9. Je me suis régalée!
    Merci ma chère Quichot’ pour ce bon moment passé en ta compagnie!

    Bon aprèm’
    Bisous

  10. Je trouve que Cervantès utilise là un subterfuge des plus intéressants et des plus originaux pour nous montrer les choses sous un autre angle. il fallait y penser !
    A bientôt pour la suite.

    • Il avait du génie ! Je pense qu’il a ouvert la porte à bien des subterfuges de notre littérature !

      à tout bientôt, Chana !

  11. Chez Quich’, l’arabe du coin quoi : celle qui traduit Cervantes pour nous. Vous allez voir qu’après, elle va nous dire, c’est pas moi c’est Cervantes…
    Tu me fais rire. Autant que l’original.

    • J’en suis contente, Roland ! … Je crois d’ailleurs que tu as raison. Ce n’est pas moi qui écris, je ne fais que lire et, comme tu le dis, traduire ce que je ressens à la lecture. Parfois, c’est drôle, d’autres fois non !

      Merci d’être là encore aujourd’hui, Roland. Passe un bon samedi !

  12. Quelques écrivains, dont Voltaire ont usé de ce stratagème…pour notre plus grande joie.

    • Tu as raison, Clo… Donner une autre voix, pour pouvoir dire des choses autres que celles que l’on attend de nous…